lundi 20 octobre 2014

L’apprentissage du soin se fait dans la violence.




S’il est un sentiment qui ne me quitte jamais lorsque j’entre seule dans la maison d’un nouveau patient, c’est la petite peur, peut être irrationnelle, de ne jamais réussir à en sortir. Mais cette peur, je la refoule au plus profond de moi, de crainte qu’elle ne m’empêche d’exercer convenablement mon travail d’infirmière. 
Cette crainte de l’agression, j’en ai pris conscience dès mes premiers contacts avec les patients que je soignais alors étudiante. L’accumulation de ces situations, les médias et leurs faits divers ont eu raison de moi et de mon innocence qui ne m’avait pas encore complètement quittée avant d’entrée dans le milieu du soin.

Etudiante, les services hospitaliers, les maisons de retraites et les habitations me sont apparus comme des concentrées de représentations sociales, un microcosme avec ses bons côtés et ses travers.
Étais je si naïve à l’époque que j’ai pu croire un instant que mes soins ne seraient prodigués qu’à de gentilles personnes reconnaissantes ? Rapidement j’ai compris que notre profession n’était pas toujours respectée. Les insultes, les coups, les regards noirs m’ont mis face à l’humain et à son côté le plus sombre : la violence.

Dans un premier temps, c’est la démence qui m’a ouvert les portes de cette agressivité folle.
Pendant notre formation à l’école d’infirmière, on nous apprend à déceler les signes de cette dégénérescence neurologique. On nous apprend à prendre en soin ces patients, à adapter notre prise en charge… Mais on ne nous apprend pas à gérer les coups qui nous font reculer, douter et parfois pleurer.
Comment aurais-je dû réagir, moi, étudiante infirmière en première année, face à cette résidente de maison de retraite de 90 ans qui me saluait à coup de "Salope ! Sale petite salope !" avec un air plus déterminé à chacune de mes entrées dans sa chambre ? Devant ma méconnaissance certaine, devant ces insultes répétées, j’ai préféré le silence. Face aux crachats avec lesquels elle essayait de m’atteindre, je préférais l’indifférence. Non pas que cette personne m’importait peu. J’avais simplement décidé que la violence de sa démence ne m’atteindrait pas. 
Je voyais sa maladie comme un carcan, et je m’obstinais à ne pas lâcher du regard ses grands yeux clairs qui me disaient bien plus d’elle que les cris et les insultes qu’elle proférait. Il m’aura fallu du temps et de nombreuses blouses tachées de crachats pour me faire acceptée d’elle, et pour accepter sa violence et sa souffrance.

Je pensais que la violence des patients se gérait. Qu’il suffisait de temps, de patience et de recul. Je pensais qu’il était plus aisé d’accepter la violence lorsqu’elle est pathologique, lorsqu’un syndrome l’explique. Mais ce n’est malheureusement pas toujours le cas. 

La toilette de ce vieux patient que je découvrais pour la première fois, se passait pourtant bien. Les aides-soignantes m’avaient donné une paire de gants, des serviettes et une savonnette me demandant d’aller dans "la chambre au fond du couloir à gauche, un monsieur très gentil, tu verras. Aide-le pour sa toilette". Ce n’est qu’une fois, dans l’intimité de la salle de bain que j’ai compris que son soin d’hygiène n’était qu’un prétexte à l’expression de la perversité de ce patient étiqueté "dément". 
Ma réaction n’a pas été de conserver le silence cette fois, devant ce qui était pour moi une atteinte à ma pudeur. A ma demande de se reprendre et de bien vouloir se calmer, il m’a répondu d’une façon déconcertante :

- J’y peux rien si tu m’fais bander !

 Voilà. Il n’y pouvait rien. Il était malade. Et dans un sens, c’était un peu de ma faute, enfin, c’est ce que lui et sa démence semblaient vouloir me faire comprendre. Après ce soin, je me suis réfugiée dans les toilettes du personnel et j’ai pleuré. 
Pleuré de colère contre ce patient, pleuré contre moi et ce que je n’avais pas vu venir, contre les soignants qui ne m’avaient pas prévenu et qui m’avaient simplement répondu "oh bah il faut me le remettre à sa place c’est tout !" lorsque je leur avais tout raconté... Comme si c’était normal, banal. Je me suis demandée si c’était la démence ou si c’était lui. S’il avait conscience de ce qu’il faisait. Je me suis posée beaucoup de question et j’ai arrêté de pleurer car parfois, il n’y a aucune autre réponse que les larmes de colère. Et ça à l’école, on ne nous apprend pas à le gérer.

Parfois la violence est ailleurs et bien encrée. Elle est psychologique, elle est mentale. 
En stage infirmier en psychiatrie, dans une unité où les patients n’étaient pas encore équilibrés par les traitements, on m’a mis en garde contre certains d’entre eux : "Lui, tu le l’approches pas, tu ne lui parles pas, tu ne restes jamais seule dans une pièce avec lui et tu ne lui tournes jamais le dos!"  Premier jour de stage, mise dans le bain direct. Ce stage c’est finalement bien passé, les recommandations que l’ont m’avait donné y étant certainement pour quelque chose. 
C’est un magnétoscope pris en pleine tête et un plaquage digne du XV de France, le stage suivant, qui m’ont fais prendre conscience de la violence soudaine dont peut faire preuve certains patients atteints de pathologiques psychiatriques. Elle avait quinze ans, faisait 100 kg. J’allais terminer mon stage le lendemain après un mois dans ce service de pédopsychiatrie. C’était sa façon à elle de me signifier son sentiment d’abandon. C’était violent. Mais pour des enfants psychotiques, élevés dans des repères de carence et de violence, c’est une norme. Une norme qui fait mal à la tête et qui se termine bien souvent par des bleus pour l’étudiante et une intramusculaire dans le fessier pour la lanceuse d’électroménager.

La violence exprime différents sentiments. Elle va parfois bien au-delà de la simple agressivité : elle est un moyen d’expression. 
Ce vieux patient de maison de retraite en fin de vie était atteint de forts troubles neurologiques et soufrait d’un encombrement des voies respiratoires. J’étais étudiante en deuxième année, et malgré tous mes bons soins, mon patient refusait d’ouvrir la bouche pour se laisser aspirer. Il mordait la sonde, il repoussait ma main en m’agrippant violemment le poignant et en plongeant son regard bruns-noirs dans mes yeux. Il ne pouvait plus parler, mais son regard en disait long sur sa colère. 
Je devais être longue à réaliser le soin car la kiné’ est entrée et a dit : "Bon alors tu l’as aspiré ?". Je lui ai expliqué la mâchoire serrée, la main qui refuse, le regard qui accuse… Mais de réponse je n’ai eu qu’un :
- Tiens lui les mains, je vais l’aspirer !
Je l’ai vu sortir une canule de Guedel (une longue canule trouée en son centre, habituellement mise aux patients inconscients pour leur éviter de s’étouffer avec leur langue). J’ai rapidement compris qu’elle comptait insérer cette canule jusqu’au fond de la gorge de mon patient pour le forcer à maintenir ses mâchoires écartées et pour pouvoir l’aspirer… La kiné’, passablement agacée était penchée sur le patient et tentait de forcer ses mâchoires pour lui ouvrir la bouche. Le vieux monsieur la fixait droit dans les yeux et il tentait de dégager ses mains des miennes... 
A cet instant, durant une seconde d’éternité, j’ai compris que la violence n’était plus du même côté. Je me suis regardée et j’ai pris conscience que j’étais spectatrice et actrice de cette violente… Je me suis vue relâcher les mains de mon patient et poser la mienne sur celle de la kiné. Le regard furieux qu’elle posait à présent sur moi m’indiquait que je venais de dépasser les limites que mon statut d’étudiante m’imposait. A son "Enlève ta main !", je lui ai répondu :

- je vais vous demander de sortir, je vais m’en occuper… 

... Avec une voix posée et mon regard doucement déterminé bien fixé dans le sien, j'invitais, la peur au ventre, cette professionnelle a cesser sa maltraitance. La kiné a baissé les yeux puis a jeté la Guedel sur le plateau de soin et est sortie furax de la chambre. Le patient avait suivi toute la scène et je n’osais imaginer quel traumatisme il venait de vivre... 
Dix minutes plus tard, moyennant négociation, douceur et patience, je sortais de la chambre en ayant réussi mon soin. Sans canule de Guedel, sans contrainte, sans violence et avec une fierté teinté de peur d’avoir osée m’insurger contre cette professionnelle.

La violence n’est pas toujours physique et est loin d’être toujours aussi spectaculaire. Parfois la violence est seulement verbale, intimidante et oppressante. 
En tant que professionnels de santé nous nous retrouvons confrontés à l’humain dans toutes ses dimensions, dans toute son intensité. Nous sommes les témoins des plus belles joies et parfois des pires violences. Les professionnels de santé sont quelque fois les uniques interlocuteurs d’une colère, le seul moyen d’expression d’une violence silencieuse qui malgré tous les efforts pour l’avorter, s’exprimera parfois verbalement, parfois physiquement avec toutes les conséquences gravissime que cela comporte. 

Nous avons tous en tête les agressions qu’ont subies nos consœurs libérales ces derniers mois : détériorations de biens, agressions, meurtre… Et je ne parle pas des violences subies dans les services de soin : autant d’angoisses et de coups portés au dévouement des soignants. 
Une fois agressée, molestée, injuriée, il n’est pas toujours simple de retourner vers l’humain, de le soigner à nouveau. Certains d’entre nous ont déjà fais le choix de ne plus soigner, au risque de se perdre eux-mêmes.

Il y a des jours où l’on comprend que c’est notre foi dans l’homme et dans ce qu’il a de plus beau, que c’est dans cette naïveté d’étudiante qu’il faut rechercher ce qui nous a fait choisir ce métier. Soigner ceux qui, malgré tout, nous attendrons et nous remercierons et soulager celui qui n’a pas conscience que parfois, les soignants son simplement des humains malgré tout... 

[photo de Maurizio Polese]

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...