samedi 10 janvier 2015

Coup de gueule infi' # 4 : "Infirmières libérales : grosses fraudeuses !"



Les récents articles de la presse spécialisée et le bilan 2013 de la Délégation nationale à la lutte contre la fraude et son fameux chiffre sonnent comme un couperet sur la profession infirmière : « 18,3 millions d’euros de préjudice ».

« Préjudice », bam ! Le mot est lâché. J’ai l’impression de me revoir au collège. 
Tous les élèves de ma classe seraient des professionnels de santé. Moi, l’infirmière libérale je serais la mauvaise élève reléguée au fond de la classe par ma professeure «Madame Sécu » me priant de m’asseoir aux côtés de mon voisin de table l’ambulancier. J’attends la fin du cours avec appréhension en sachant qu’elle va me convoquer pour me taper le bout des doigts avec sa nomenclature enroulée bien serrée. 
Les premiers de la classe, les kinés, les pharmaciens et les chirurgiens dentistes, bien sagement assis au premier rang ne fanfaronnent pas pour autant, car eux aussi ont « préjudice » marqué sur leur bonnet d’âne. D’ailleurs tous les professionnels de santé de la classe portent le même couvre-chef, comme si nous nous étions tous mis d’accord pour frauder Madame Sécu’.

Mais aujourd’hui, j’en ai marre d’être épinglée de la sorte et je me lève de ma chaise pour quitter la classe. Peut être parce que je suis fatiguée de m’être encore levée trop tôt ce matin pour soigner mes patients en me disant que j'aurais cette accusation de "fraudeuse" accrochée au par-choc de ma voiture. Parce qu’aujourd'hui on préfère médire plutôt que comprendre. Parce que mes collègues peuvent se faire agresser ou assassiner, au final tout ce que l'on retient de notre métier c'est que nous dépouillons notre chère sécurité sociale. Parce qu'il y a tellement de choses qu’on ne dira jamais sur notre métier...

J’essaie de le prendre avec humour, mais honnêtement j’en ai ras le bol. J’en ai marre de tous ces articles qui nous font passer pour des voleurs alors que j'ai parfois l'impression de perdre de l'argent en travaillant… « 18,3 millions d’euros », le chiffre qui fait froid dans le dos. Des millions ça impressionne toujours l’opinion publique, surtout lorsqu’il s’agit de son argent ! 

Permettez-moi cependant de relativiser en vous annonçant à mon tour quelques chiffres : 173,8 milliards, 98 000 et 0,43 %. 
Vous noterez que le dernier chiffre semble beaucoup plus rassurant, et pour cause : il correspond au pourcentage d’infirmiers libéraux mis en cause dans les fraudes à la Sécu’. 0,43 % des 98 000 infirmiers libéraux de France, c’est si peu d’entre nous finalement pour jeter la pierre à toute une profession. 18,3 millions d’euros fraudés sur les 173,8 milliards de dépenses de la sécurité sociale chaque année. 
Je n’ose pas dire que c’est « peu » car s’il est un point sur lequel je suis bien d’accord c’est qu’une fraude représente toujours trop d’argent.

Il y a ensuite quelques exemples de chiffres dont vous n'entendrez pas parler et qui dépeignent la réalité de notre travail et de ce qu'il rapporte. Des prises de sang à 6€08 sur de jeunes enfants pour lesquels nous aurons besoin de matériel de prélèvement pédiatrique spécifique et onéreux (En espérant réussir notre soin au risque de ne pas être payé). Une injection à 4€50 réalisée au cabinet pour lequel nous ne devrions allouer que cinq minutes de notre temps au vu de la rémunération, alors qu'il nécessiterai davantage. Une aide à la toilette à 10€45 pour moins de 30 minutes alors que nous pourrions cumuler des soins techniques à la place pour être plus rentables. Des déplacements au domicile de nos patients pour 2€50 alors que les frais de réparation de nos véhicules et l'essence qui le nourrit ne font qu'augmenter. Une cotisation annuelle à l'Ordre infirmier de 75€ alors que les infirmières de service ne payent que 30€. Une moyenne de 1000 € d'impayés de la part des caisses de sécurité sociales sur une année d'exercice. Imaginez ce dernier chiffre multiplié par les 98 000 libérales en exercice (98 millions d'euros pour les dyslexiques numériques ^^) ... Où est le vrai détournement ? Où est la logique ?
 
On ne leur parlera pas non plus des soldes qu’on nous impose toute l’année : « Premier soin payé intégralement, le deuxième à moitié prix, et le troisième gratuit , profitez-en Messieurs Dames ! » (Vous connaissez beaucoup de métier qui subissent cette logique vous ?). On ne leur racontera pas le temps passé auprès de nos patients, parfois en fin de vie, auprès desquels nous nous attarderons sans être payé davantage. Ils ne sauront jamais que la plupart des soins techniques pratiqués ne nous seront jamais payés car réalisés en même temps qu’une aide à la toilette. Ils ne sauront jamais combien de fois nous n’avons pas été rémunéré par les caisses malgré nos relances.

Avec nos petites mains et nos mallettes de soins nous sonnons aux portes et entrons dans les maisons pour soigner nos patients, parfois à perte. Nous faisons ce qu'on nous pouvons pour limiter les durées d'hospitalisation en permettant aux patients de rentrer plus tôt chez eux, et en permettant aux structures de soins, aux sécu' et aux mutuelles de faire des économies. Pour éviter que nos patients ne passent par les urgences pour lesquels les établissements factureront en moyenne 90 €, pour les envoyer ensuite remplir des services déjà plein (pour rappel, en 2010, 17,5 millions d'entrées aux urgences, entre 12 à 20 % d'hospitalisations et un coût global de 1,57 milliards d'euros)... Combien d'argent faisons-nous gagner à l'état et au système de santé avec notre travail d'infirmière libérale ? Alors non, ça n’excuse pas les fraudes, mais ça ne motive pas non plus de taper sur les doigts de celles qui semblent avoir les mains propres.

Il y a pour finir ce temps passé derrière nos volants et nos paperasses qui ne rapportent rien et pourtant nécessaire à vos soins. Des heures passées au téléphone pour prendre des rendez-vous, pour refaire faire des ordonnances encore une fois mal rédigées. Des allers-retours gratuits dans les pharmacies, aux laboratoires, dans les cabinets médicaux… Des soins gratuits et trop rarement revalorisés. Combien d'argent faisons-nous gagner à l'état et au système de santé avec notre travail d'infirmière libérale ? Alors non, ça n’excuse pas les fraudes, mais ça ne motive pas non plus de taper sur les doigts de celles qui semblent avoir les mains propres.
Mais malgré tout, tout ce que les gens retiendront c’est que nous sommes des fraudeuses. Et ce que le grand public ne comprendra peut être jamais, c’est que l’argent que l’on perd parfois à travailler gratuitement sert à engraisser ceux qui nous accusent de fraude.

Je sais que tout cela n’excuse pas la fraude et qu'elle ne l'explique pas non plus. Je sais que j’ai choisi mon métier et que je ne devrais pas me plaindre. Je sais également qu'il est toujours plus facile de crier au voleur pour donner l'impression d'avoir les mains propres, qu'il est toujours plus facile de juger toute une profession sans prendre le temps de la connaitre et de la comprendre. 

- Tu sais, tout au long de ma carrière je n’ai eu de cesse d’entendre les gens dire qu’on était des voleurs.

Ces paroles proviennent de la bouche de mon père. Il n’est pas infirmier, encore moins médecin ou ambulancier. Mon père est garagiste. « Les garagistes ? Tous des voleurs ! ». De toute évidence, ces gens ne connaissaient pas mon père. Je l’ai connu prêt à perdre de l’argent pour dépanner quelqu’un dans la galère. Prêt à faire des horaires de fou pour finir une voiture à temps pour que son client puisse la récupérer le lendemain, sans recevoir un « merci », pourtant mérité. 
Finalement, nos deux métiers se ressemblent : lui, répare des voitures pour arranger ses clients et présente ensuite des factures. Moi, je soigne les patients malades et je passe leurs cartes vitales dans mon lecteur... Cela mérite-t-il qu'on me pose un bonnet d'âne sur la tête pour ensuite me reléguer au fond de la classe ? Je m'en fiche, je sais qu'au cours suivant, celui de "Madame Empathie", je serais devant... ^^

[photo de Aleksey Bedny]

        

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...