vendredi 9 janvier 2015

Il y a des jours où les plaintes divisent et où les larmes unissent. (Je suis Charlie)



- Ooooh, ils nous font suer avec ça ! Ça intéresse personne de toute façon !!

Le « ça », c’était l’édition spéciale en direct sur les deux prises d’otage au lendemain du carnage de Charlie Hebdo, et qui l’empêchait de voir son jeu-télé préféré devant lequel elle adorait se gausser, faisant rebondir son opulente poitrine. 
Elle, c’était une de mes patientes "plaintive chronique". Chez elle, rien n’allait jamais. Pour elle, rien n’était suffisamment bien. Autour d’elle, rien n’était jamais comme elle le voulait. Cette vieille dame était une plainte à elle toute seule, enserrée dans une robe à fleur à moitié cachée par une blouse verte au liseré bleu. 
Elle était rendue à un âge où le nombre d’années l’éloignait de plus en plus de sa naissance pour la rapprocher de ce qu’elle devait percevoir comme une délivrance, tant sa vie lui semblait être un fardeau. Une existence remplie de plaintes qui l’empêchaient certainement de profiter des petits bonheurs que la vie aurait pu lui offrir. Je ne sais pas si cette vieille femme avait un jour aimé sa vie. Quoi qu’il en soit, elle avait fait le choix de ne pas partager celle des autres, celle de ceux qui l’entoure ou qui vivent de l’autre côté de l’écran. Elle avait préféré éteindre la télévision.

Ce jour là, j’enchainais ma quatorzième journée travaillée sans interruption. J’étais fatiguée. Ce matin là, je m’étais réveillée les yeux lourds, le cœur creux, l’âme meurtrie et l’esprit perdu comme un lendemain de deuil. Je n’avais pourtant perdu personne de ma famille. Je venais seulement de perdre un peu plus foi en l’humain. 
La veille, douze personnes d’une rédaction tombaient sous les balles d’armes automatiques parce que leurs idées, leurs dessins, n’étaient pas partagées par ceux qui les pointaient de leurs armes. Cette cruauté, cette censure n’était pas nouvelle. Combien d’autres ont été pris en otage ou abattu en dehors de nos frontières? On en entend régulièrement parler sur les grandes chaines, mais soyons honnêtes, lorsque cela se déroule à l’étranger, rien n’est pareil, ça n’a pas le même impact. 
C’est malheureux, mais il m’aura fallu attendre cette nuit, l’obscurité de ma chambre et mon regard perdu cherchant mon plafond dans le noir, pour prendre conscience que je n’avais peut être pas assez ouvert mon cœur à ce qui pouvait se passer de l’autre côté de mon pays, à ceux qui subissaient la censure de l’autre côté de ma si jolie France. Cette nuit là, je me suis sentie privilégiée et en danger dans ma liberté de penser. Je me suis sentie égoïste, seule et impuissante. Mes yeux se sont embués. J’ai mal dormi.

J’ai terminé mon soin sans rien dire, ce qui est assez rare. J’étais habituée aux remarques sexistes, limites raciste et toujours intolérantes de ma vieille patiente. Là, je n’avais pas le courage de lui expliquer mon point de vu qui se voulait humaniste et déterminé. J’étais fatiguée. J’étais triste. J’avais épuisé ma dose journalière d’empathie ce qui ne m’aurait pas permis de lui répondre avec recul et bienveillance. Je me suis tu, c’était ma minute de silence à moi avec en échos le souffle râleur de ma patiente...

- Oh mon dieu, vous avez vu hier… J’en étais bouleversée. C’est si terrible... J’en avais les larmes aux yeux…

Le « mon dieu » n’était pourtant pas sorti de la bouche d’une croyante. Ce mot avait été lâché comme un réflexe qui semble vous rattacher à ce qui pourrait exister de plus fort en ce monde pour vous permettre d’affronter un événement si terrible qu’il remettrait en cause les fondements d’humanité sur lequel reposait votre croyance en l’homme. 
Elle, c’était une de mes patientes "ressource", une jeune femme pas encore quadra. La première fois que je l’ai vu dans son fauteuil roulant, je n’aurais jamais pu me douter de la force qui l’habitait. Son esprit semblait se nourrir de ce corps qui la lâchait progressivement pour se renforcer davantage chaque jour. Elle luttait contre elle-même sans jamais se plaindre. Ses yeux étaient ridés de grands bonheurs et sa bouche souriait instinctivement, ouvrant sur un visage éclairé, un minois déterminé et une crinière blonde et épaisse. 

Elle revenait d’une longue hospitalisation et n’avait regagné son habitation que quelques jours auparavant. Elle était fatiguée. L’attentat de la veille l’avait profondément bouleversé. Comme beaucoup d’entre nous elle s’était réveillée le matin un peu perdue en se demandant comment cette cruelle intolérance avait pu débuter, et quand cette folie humaine allait prendre fin… Nous avons passé le soin à parler de ce qu’il s’était passé la veille durant cette réunion de rédaction. Je lui ai parlé de l’intervention poignante de l’urgentiste Patrick Pelloux sur France inter, et des larmes que je n’avais pu retenir derrière mon volant. 
Elle m’a parlé de son impuissance, de son mal-être et des pleurs qui l’avaient envahi. Nous avons parlé des manifestations de soutien, de la population plus unie que jamais. Du besoin de se rassembler autour du plus important : montrer sa force et continuer de lutter contre l’indifférence et pour la tolérance.

Il y a des jours où il faut savoir filtrer les plaintes de ses patients et ne retenir que ce qui peut nourrir vos convictions. Brandir son stylo quatre couleurs, pleurer sa haine de la haine et espérer encore et toujours que la tolérance continue de passer par l’écrit et non par les cris. Au moment où je rédige cet article les preneurs d’otages ont été exécutés et la pression retombe avec un goût de sang au fond de la gorge. 
Je me dis que ma vieille patiente doit encore pester contre le flash spécial dont les images tournant en boucle, feront le buzz quelques jours l’empêchant de voir son autre jeu préféré. Elle n’aura jamais conscience de ce qui peut se passer de l’autre côté de son écran, de l’enjeu qui lui permettra de continuer à se plaindre en toute liberté, sans censure aucune. Mon autre patiente doit se demander de quoi sera fait demain, de combien de temps nous disposerons avant de subir la prochaine attaque, le prochain coup porté à notre chère liberté, symbole fort de notre république. 

Ce soir, plus que jamais, je veux rester fière de mon pays, des valeurs que les révolutions passées ont encrées dans nos gênes et dans nos actes, je suis libre. Demain, plus que jamais je me réveillerai en me disant que je ne peux laisser la peur, la haine et l’intolérance emplir mon esprit, je suis humaniste. Pour toujours, et plus que jamais je garderais en mémoire que d’autres ont payé de leur vie pour me permettre de continuer à écrire librement, 

A vous les intolérants de l’intolérance, je suis Charlie.


[dessins hommage de Banksy et Louison]

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...