lundi 30 mai 2016

La symphonie des soins.




- Vous êtes sûr que vous allez y arriver ?

Je sentais peser sur moi le regard de cette nouvelle patiente qui semblait douter de ma capacité à la soigner. Depuis mon arrivée chez elle, la vieille dame n’avait pas décollé les yeux de mes mains qui tentaient de faire fonctionner sa pompe et de mon visage qui tentait de camoufler ma gêne. J’avais l’impression d’être en plein examen de stage ; désagréable. Alors que je déglutissais ma boule de stress, je sentais monter en moi des relents dégueulasses d'un vieux mélange de panique, d'agacement, d'impatience et d'envie de me barrer en courant. Le genre de cocktail puant le non-professionnalisme dont je me serais bien passée ce matin là
Trois boutons sur une pompe à insuline bordel, c'était quand même pas compliqué ! J'avais été formé deux semaines plus tôt par le prestataire, j'avais relu la fiche dans ma voiture avant de franchir la porte de sa maison, j'avais même regardé des tutos sur Youtube c’est dire... Mais ce matin là : blocage.

Ce soin était tout nouveau pour moi. J’avais l’étrange impression qu’on me demandait de danser sur une chorégraphie apprise en deux-deux et que je n'avais de cesse de me tromper dans les pas et de marcher sur les pieds de celle qui attendait que je mène la danse comme une pro. Le genre de freestyle en mode « Je souris dehors mais je pleure dedans, sauvons les apparences ou sauvons-nous tout court… Mais tu vas fonctionner p*tain de b*rdel de pompe !!». Le tout auréolé d’un sourire jusqu’aux oreilles camouflant un hurlement à te décrocher les amygdales.

J’étais sûr d’y arriver, il fallait simplement me laisser le temps de comprendre la choré’. Alors en attendant de danser avec toute l’aisance d’une Beyoncé en talons et body à paillettes, j’improvisais des petits pas de danse appris par cœur et sur lesquels j’étais sûr de ne pas me vautrer : tenu du diagramme de soins, purge de la tubulure, pose du nouveau cathéter... Parce que soigner finalement, c’est un peu comme danser avec son patient (les talons aiguilles et le body pailleté en moins). Les prescriptions seraient les partitions, les pinces Kocher, les aiguilles, mes mains et mon sourire seraient mes instruments et mes patients seraient la douce mélodie de la symphonie des soins.

J'ai toujours été passionnée de musique. C’est une obsession et je ne me verrais pas vivre sans elle. Depuis toujours j'associe des moments de ma vie, des endroits qui me sont chers et les personnes qui me touchent à des chansons bien précises. Je suis impressionnée par l'instrument, par ses vibrations puissantes qui te font trembler la rate, par les douceurs des notes qui te transportent l’encéphale en dehors de sa boite, par les tendons qui s’étirent et qui se tendent sous l’impulsion des notes qu’il faut marquer sur les cordes. Les morceaux sont joués avec un tel naturel qu’on en oublierait qu’il a fallu apprendre et se tromper à un moment. Parce qu'avant d'être bon, il faut être mauvais et se tromper Et accepter d'être paumée devant une pompe à trois boutons.

La symphonie des soins, c’est la musique de mon travail. C’est la douce mélodie de mon métier d’infirmière libérale.

Il y a ces actes qui résonnent dans ma tête comme autant de comptines apprise par cœur alors que je n’étais qu’un bébé-soignant à l’école d’infirmière : « SHA avant, SHA pendant, SHA tout le temps ! », « Du plus propre au plus sale ! », « Le patient BMR, toujours en dernier ! », « Quoi que tu dises, quoi que tu fasses, il y aura toujours des frites au self du CHU le midi ! ». 
Certains morceaux répétitifs deviennent faciles à jouer avec l’expérience. Les prises de sang, les injections, les pansements simples sont ces mélodies connues sur le bout des doigts par les infirmières gantées de latex et qui ponctuent leurs tournées de soins.
Parfois, certaines partitions foireuses viennent créer la fausse note et certains soins peuvent rapidement vous donner la migraine. Des veines impiquables ou qui claquent, des portes qui tardent à s’ouvrir ou  qui ne s’ouvrent pas, des sorties d’hospit’ sans matériel ou sans ordonnance, des AVC, des INR dans les chaussettes ou des grands-mères au sol après avoir tâté du bout du chausson le coin du tapis du salon.

Il y a ces partitions de soin qu’on connait par cœur. Ces patients dont on connait les moindres recoins du corps, leurs habitudes et chacun de leurs petits besoins. Les notes sont presque toujours les mêmes d’un patient à l’autre avec ces variantes de lieux chaleureux et d’espaces insalubres qui peuvent donner une mélodie différente dans chaque maison.

Il y a toi ma quasi-centenaire et notre valse à deux temps que je connais si bien que je pourrais la danser avec toi les yeux fermés. Toi, moi, ton bras dessous le mien. Le son du frottement de tes chaussons troués sur le sol au béton patiné, celui de ta canne qui s’arrête de taper le sol devant la salle de bain fermée, celui du craquement de tes articulations quand tu te redresses devant ce lavabo émaillé. Il y a ces odeurs qui rythment le soin, cette serviette froide qui sent toujours l’humidité et ton shampooing à l’œuf que j’applique sur tes boucles avec soin. Il y a ce pull que je t’enfile désespérément chaque jour en te passant le bras par le trou prévu pour la tête, autant de fausses notes dont je n’ai jamais réussi à me défaire.

Et puis il y a eu ce jour où surement fatiguée de jouer depuis des mois ce qui était devenue une rengaine redondante et presque agaçante, je me suis risquée à danser avec toi plus rapidement qu’à l’accoutumé. Tu n’allais plus assez vite, tu as perdu tes repères. Alors je me suis mise à faire à ta place et tu as arrêté de te regarder dans le miroir qui te faisait face. D’un coup, mes oreilles n’ont plus entendu que des fausses notes et notre si belle mélodie n’était devenue qu’une chanson sans intérêt. Parce qu’à vouloir jouer trop vite, à persister à chanter sans envie, on se vautre. Et on finit par danser en solo en laissant sa vieille patiente assise seule sur sa chaise de salle de bain… 

Depuis, je m’efforce d’écouter chaque jour mes soins avec une oreille nouvelle. Par peur de me perdre à nouveau dans le piège d’une mélodie apprise par cœur, par crainte de ne plus critiquer une pratique qui me ferait jouer sans plaisir. Je tends l'oreille chaque jour pour progresser dans mon métier, pour apprendre et pour ne plus rester coincée devant une pompe sans rien y comprendre.

Depuis que je suis infirmière, j’ai l’impression d’être au cœur d’une symphonie des soins différente chaque matin. Un panel de sons, de notes, de mélodies et de tonalités différentes à chacune de mes tournées. Cette résonance si particulière qui rend chaque journée unique et chaque patient si particulier. La si belle symphonie des soins qui transportera j’espère encore longtemps mon cœur de soignante dans l’intimité des gens.

... Et pour ceux qui se sont demandé comment je m'étais débrouillé avec cette fameuse pompe, j'ai rapidement pris mes repères et dès le lendemain matin je dansais mon soin avec toute l'agilité d'une Beyoncé pailletée !

 

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...