samedi 19 octobre 2019

Combien ça me coûte ?




- Tiens, l’autre jour…

Aïe. Je ne sais pas toi, mais moi, quand mes patients commencent leur phrase par « Tiens, l’autre jour… », c’est souvent pour m’annoncer un potin. Une nouvelle pas toujours fraiche et souvent liée au cancer d’un voisin, du fils du voisin ou de la belle-fille de la nièce de la voisine. Un potin, dont je suis souvent déjà au courent parce que je soigne la personne concernée ou parce que la patiente juste avant ma fana de ragots avait elle aussi commencée une phrase par « Tiens, l’autre jour… ».

J’étais accroupie en train de refaire le pansement de ma patiente dans une position qui ne m’était pas vraiment confortable et mes oreilles et mon cerveau étaient en mode filtre-à-ragots. Tout en la soignant avec les yeux fixés sur mes pinces, sa plaie et son pied, je l’entendais ranger ses papiers et pousser de la main le monticule de bazar qu’elle avait accumulé sur sa table. Je me demandais comment aurait réagi Marie Kondo, la star coréenne du rangement. Je pense qu’elle aurait gardé son agaçant sourire et qu’elle serait allée se mettre en PLS dans coin en imaginant devoir ranger le bordel sur la table et dans le reste de la maison. Puis ma patiente a ajouté :

- … J’ai jeté un œil sur mes relevés de sécurité sociale, pour voir les montants de vos soins… Mes oreilles et mon cerveau ont quitté leur filtre-à-ragots pour écouter la suite de sa phrase : … Ça vous fait une belle somme ! 

Bordel. J’aurais préféré l’entendre me parler du cancer du voisin. Ma patiente n’avait pas dit « ça fait une belle somme ! », non. Elle avait dit « ça VOUS fait une belle somme ! » et ça rendait le sens de sa phrase bien différent…

Cette dame chez qui je me rend quotidiennement n’avance pas ses soins. C’est le fameux 100%, le all-inclusive de l’affection de longue durée qui permet à la sécurité sociale de rémunérer directement les professionnels pour les soins nécessaires au bon maintien de l’état de santé de cette patiente. Elle sortait d’une longue hospitalisation de plusieurs semaines qui avait bien dû coûter plusieurs dizaines de milliers d’euros à la sécurité sociale. Mais ce qui semblait l’interroger ce n’était pas ce que me soins allaient coûter à la sécu’, c’était ce que cela allait me rapporter. Sur mon compte bancaire, dans mon porte-monnaie, dans ma poche à moi, son infirmière libérale. On était samedi, j’étais fatiguée. A cette heure, mon homme et nos filles devaient surement être à la piscine. Et même l’idée de les imaginer patauger dans un bouillon de culture tiède au milieu d’enfants incontinents me donnaient envie de rentrer les rejoindre. Je préférais jouer dans l’eau plutôt que d’avoir à rétablir les vérités de ce que je gagnais vraiment. Non pas que je me devais de justifier de mes revenus auprès de ma patiente, j’en avais juste marre d’entendre « oui mais toi, t’es libérale, tu gagnes bien ta vie ! ».

Elle a terminé de ranger ses papiers en classant l’affaire d’un « Vous vous en sortez bien… » qui m’a agacé. J’ai eu envie de souffler à m’en vider les poumons pour me laisser couler au fond de la piscine, là où tout est calme et silencieux. Elle est récurrente cette question d’argent et elle me gonfle un peu avec le temps. Mais je comprends les gens qui me questionnent sur mes revenus. On associe l’argent au libéral comme on associerait le rhum à la Martinique. Dans tous les cas on est saoulé, on sait que l’un ne définit pas l’autre, mais c’est la première chose à laquelle on pense quand on en parle. C’est réducteur et ça ferme souvent le débat autour des vraies valeurs de mon métier (et de la beauté de cette île). Les libéraux encaissent les chèques de leurs patients malades, ils savent exactement ce que coûte la santé et le matériel de soin. Il y a un rapport à l’argent très étroit, presque mystérieux et gênant d’ailleurs. Et pour cause, nous sommes des chefs d’entreprise qui basons nos revenus sur la mauvaise santé des gens. Tout comme les cliniques, les hôpitaux et les HAD mais comme ce sont des structures et non des gens qui vous facturent en tête à tête, cela semble moins gêner les patients.

- Oui enfin j’ai 60% de charges à payer dessus…

« Ah bon ? Tant que ça ? » m’a-t-elle dit l’air visiblement surprise. Ça veut dire que pour une prise de sang à 6€08, je ne touche réellement que 40% de mon soin, soit 2€43. Que pour son soin d’hygiène complet et ses nombreux petits pansements gratuits (car inclus dans le forfait d’accompagnement de 18€40 de l’heure), je touche réellement 7€36. 7€ pour laver, essuyer, habiller, panser et écouter que je coute cher mais que je touche finalement une belle somme. Sept euros… Et encore, après ça, je dois encore payer mes impôts. Elle semblait tomber des nues alors que je terminais de l’habiller. Et comme j’avais le temps, parce que ses soins m’en demandait beaucoup, j’ai commencé à énumérer le montant de tout ce que je devais payer chaque mois pour pouvoir soigner mes patients :

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...