lundi 14 juillet 2014

On achète une rose, pour dire au revoir. (épisode 2/2)





- Vous voulez que je les emballe séparément ?

« Non non, mettez les ensemble, dans un papier de soie s’il vous plait. » La fleuriste a compris rapidement que les roses ne seraient pas destinées à être offertes avec le sourire, ni abandonnées dans un vase…

Avant d’être infirmière, je suis passée par différents chemins, différents emplois, dont celui d’assistante funéraire. Ce parcours atypique m’a enrichi, en m’apprenant à aider l’autre, en m’aidant apprendre de moi. Avant, j’étais là pour les gens en deuil, pour les aider à voir un peu plus clair en ces jours sombres. Avant, je me trouvais derrière ce pupitre de crématorium, je prenais la parole facilement en public. Avant, j’observais les gens présents lors des convois et je cherchais dans leurs visages, dans leurs comportements, leur façon de gérer la perte d’un proche. 

Avant, je savais y faire. Maintenant je suis de l’autre côté.
Debout, dans un coin de la salle, mes deux roses blotties contre moi, le nez plongé dedans, je sens leur parfum léger et je me sens un peu bête. Triste, et bête. Bête, parce que je ne sais pas comment on doit réagir, quand on se tient debout de l’autre côté du pupitre. Triste, parce que je me rends compte qu’elle me manque, que sa famille me manque. Triste, parce qu’il y aura toujours des regrets. Bête, parce que ce n’était « qu’une » patiente, et que je ne devrais peut être pas me tenir là, après tout. 

En regardant mes pieds, j’écoutais un membre de la famille parler de ma patiente et des derniers moments passés en sa présence. J'ai soudainement levé les yeux vers la boite et j'ai pris conscience à ce moment là que je n’étais même pas allée la voir à l’hôpital. Pire, ça ne m’avait même pas effleuré l’esprit... Je m’en suis voulu. Et j’ai repensé à mon tour à la dernière fois que je l’ai vu. J’avais accompagné sa mère auprès d’elle. Ma patiente venait de se faire hospitaliser après une hémorragie massive au domicile et sa maman n’avait aucun moyen de se rendre aux urgences. J’avais peur qu’elle décède, j’avais peur que sa maman ne puisse pas lui dire au revoir. Dans un pur réflexe je lui avais lancé « je vais vous emmener ! »
S’en était suivi dans la voiture, une discussion improbable d’une mère en train de parler de sa fille, de « sa nénète », dont les heures étaient comptés. Une discussion pleine d’amour, de bons souvenirs, sur fond de tristesse. Ce jour là, en amenant cette maman auprès de sa fille, j'étais allée au-delà de mon rôle de soignante. Est-ce que j’avais bien fais ? Est-ce que j’aurais dû retourner voir ma patiente ensuite ? A quoi bon les questionnements de ce qu’il était bon de faire ou pas, cet après midi, la priorité était ailleurs : je devais lui dire au revoir. 

Tous ces mois à ses côtés, il y aura eu autant de « bonjour » que d’ « au revoir ». Aujourd’hui, et pour la première fois, je lui dirais au revoir sans l’avoir salué avant. Ça fait bizarre, ça rend nostalgique, mais qu’est ce que je la remercie. Sa prise en charge m’a obligé à me questionner sur ma pratique, pour toujours faire au mieux, pour toujours mieux soigner. 
J’ai dû apprendre à faire preuve de patience et de pédagogie pour être acceptée dans sa famille si fermée, parce que si soudée. J’aurai essuyé des refus, des colères et des pleurs. Pour gagner des rires, des sourires et des joies malgré tout. Merci. 
Quand j’ai vu le nombre de personnes présentes, et la quantité de ceux qui se tenaient dehors une rose à la main, je me suis sentie privilégiée d’avoir été aux côtés d’une personne qui avait été tant aimée. Merci.

Mes deux roses déposées sur le cercueil déjà surchargé de toutes ces marques d’amour et d’amitié, je me suis retournée vers sa famille, vers ceux que je connaissais si bien. Son fils, son époux, sa fille… et sa mère. Sa mère… Cette maman, qui faisant bonne figure, s’était retenue de pleurer durant la cérémonie, a levé les yeux vers moi :

- Ma nénète, ma nénète, c’était ma nénète… Ma nénète ! Merci, merci, merci… 

Elle n’arrêtait plus de répéter ces mots, son cerveau sidéré par la peine était en plein bug. Ça m’a crevé le cœur. Je l’ai prise dans mes bras, elle s’est effondrée, ma dernière épaisseur de carapace avec. La prise en charge de ma patiente se terminait là : en accueillant le chagrin de sa maman, qui venait de perdre son unique fille.

Il y a des jours où le parfum d’une rose se mêle aux larmes d’une mère dans le creux de votre cou, vous rappelant que, même si vous ne vous tenez plus derrière le pupitre, vous vous trouviez là pour lui dire au revoir, une toute dernière fois.

[Photos : les roses que j'ai acheté pour ma patiente] 


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La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...