- Vous voulez que je les emballe
séparément ?
« Non non, mettez les
ensemble, dans un papier de soie s’il vous plait. » La fleuriste a compris
rapidement que les roses ne seraient pas destinées à être offertes avec le
sourire, ni abandonnées dans un vase…
Avant d’être infirmière, je suis
passée par différents chemins, différents emplois, dont celui d’assistante
funéraire. Ce parcours atypique m’a enrichi, en m’apprenant à aider l’autre, en
m’aidant apprendre de moi. Avant, j’étais là pour les gens en deuil, pour les
aider à voir un peu plus clair en ces jours sombres. Avant, je me trouvais
derrière ce pupitre de crématorium, je prenais la parole facilement en public. Avant, j’observais les gens présents lors des convois et je cherchais dans leurs
visages, dans leurs comportements, leur façon de gérer la perte d’un proche.
Debout, dans un coin de la salle, mes deux roses blotties contre moi, le
nez plongé dedans, je sens leur parfum léger et je me sens un peu bête.
Triste, et bête. Bête, parce que je ne sais pas comment on doit réagir, quand on
se tient debout de l’autre côté du pupitre. Triste, parce que je me rends
compte qu’elle me manque, que sa famille me manque. Triste, parce qu’il y aura
toujours des regrets. Bête, parce que ce n’était « qu’une » patiente,
et que je ne devrais peut être pas me tenir là, après tout.
En regardant mes pieds, j’écoutais un membre de la
famille parler de ma patiente et des derniers moments passés en sa présence. J'ai soudainement levé les yeux vers la boite et j'ai
pris conscience à ce moment là que je n’étais même pas allée la voir à
l’hôpital. Pire, ça ne m’avait même pas effleuré l’esprit... Je m’en suis
voulu. Et j’ai repensé à mon tour à la dernière fois que je l’ai vu. J’avais accompagné
sa mère auprès d’elle. Ma patiente venait de se faire hospitaliser après une
hémorragie massive au domicile et sa maman n’avait aucun moyen de se rendre aux
urgences. J’avais peur qu’elle décède, j’avais peur que sa maman ne puisse pas
lui dire au revoir. Dans un pur réflexe je lui avais lancé « je vais vous
emmener ! ».
S’en était suivi dans la voiture, une discussion improbable
d’une mère en train de parler de sa fille, de « sa nénète », dont les heures étaient comptés. Une discussion pleine d’amour, de bons souvenirs, sur
fond de tristesse. Ce jour là, en amenant cette maman auprès de sa fille,
j'étais allée au-delà de mon rôle de soignante. Est-ce que j’avais bien
fais ? Est-ce que j’aurais dû retourner voir ma patiente ensuite ? A
quoi bon les questionnements de ce qu’il était bon de faire ou pas, cet après
midi, la priorité était ailleurs : je devais lui dire au revoir.
Tous ces mois à ses côtés, il y aura
eu autant de « bonjour » que d’ « au revoir ». Aujourd’hui,
et pour la première fois, je lui dirais au revoir sans l’avoir salué avant. Ça
fait bizarre, ça rend nostalgique, mais qu’est ce que je la remercie. Sa prise
en charge m’a obligé à me questionner sur ma pratique, pour toujours faire au
mieux, pour toujours mieux soigner.
J’ai dû apprendre à faire preuve de
patience et de pédagogie pour être acceptée dans sa famille si fermée, parce
que si soudée. J’aurai essuyé des refus, des colères et des pleurs. Pour gagner
des rires, des sourires et des joies malgré tout. Merci.
Quand j’ai vu le
nombre de personnes présentes, et la quantité de ceux qui se tenaient dehors
une rose à la main, je me suis sentie privilégiée d’avoir été aux côtés d’une
personne qui avait été tant aimée. Merci.
Mes deux roses déposées sur le
cercueil déjà surchargé de toutes ces marques d’amour et d’amitié, je me suis
retournée vers sa famille, vers ceux que je connaissais si bien. Son fils, son
époux, sa fille… et sa mère. Sa mère… Cette maman, qui faisant bonne figure,
s’était retenue de pleurer durant la cérémonie, a levé les yeux vers moi :
- Ma nénète, ma nénète, c’était
ma nénète… Ma nénète ! Merci, merci, merci…
Elle n’arrêtait plus de répéter
ces mots, son cerveau sidéré par la peine était en plein bug. Ça m’a crevé le
cœur. Je l’ai prise dans mes bras, elle s’est effondrée, ma dernière épaisseur
de carapace avec. La prise en charge de ma patiente se terminait là : en
accueillant le chagrin de sa maman, qui venait de perdre son unique fille.
Il y a des jours où le parfum d’une
rose se mêle aux larmes d’une mère dans le creux de votre cou, vous rappelant
que, même si vous ne vous tenez plus derrière le pupitre, vous vous trouviez là
pour lui dire au revoir, une toute dernière fois.
[Photos : les roses que j'ai acheté pour ma patiente]
☑ A lire également "Il y a des jours qui ne devraient pas débuter et d'autres qu'on aimerait voir rapidement se terminer." : l'épisode 1/2