S’il est un sentiment qui ne me
quitte jamais lorsque j’entre seule dans la maison d’un nouveau patient, c’est
la petite peur, peut être irrationnelle, de ne jamais réussir à en sortir. Mais
cette peur, je la refoule au plus profond de moi, de crainte qu’elle ne
m’empêche d’exercer convenablement mon travail d’infirmière.
Cette crainte de l’agression,
j’en ai pris conscience dès mes premiers contacts avec les patients que je
soignais alors étudiante. L’accumulation de ces situations, les médias et leurs
faits divers ont eu raison de moi et de mon innocence qui ne m’avait pas encore
complètement quittée avant d’entrée dans le milieu du soin.
Etudiante, les services
hospitaliers, les maisons de retraites et les habitations me sont apparus comme
des concentrées de représentations sociales, un microcosme avec ses bons côtés
et ses travers.
Étais je si naïve à l’époque que j’ai pu croire un instant que
mes soins ne seraient prodigués qu’à de gentilles personnes reconnaissantes ?
Rapidement j’ai compris que notre profession n’était pas toujours respectée.
Les insultes, les coups, les regards noirs m’ont mis face à l’humain et à son
côté le plus sombre : la violence.
Dans un premier temps, c’est la
démence qui m’a ouvert les portes de cette agressivité folle.
Pendant notre
formation à l’école d’infirmière, on nous apprend à déceler les signes de cette
dégénérescence neurologique. On nous apprend à prendre en soin ces patients, à
adapter notre prise en charge… Mais on ne nous apprend pas à gérer les coups
qui nous font reculer, douter et parfois pleurer.
Comment aurais-je dû réagir,
moi, étudiante infirmière en première année, face à cette résidente de maison
de retraite de 90 ans qui me saluait à coup de "Salope ! Sale petite
salope !" avec un air plus déterminé à chacune de mes entrées dans
sa chambre ? Devant ma méconnaissance certaine, devant ces insultes
répétées, j’ai préféré le silence. Face aux crachats avec lesquels elle
essayait de m’atteindre, je préférais l’indifférence. Non pas que cette
personne m’importait peu. J’avais simplement décidé que la violence de sa
démence ne m’atteindrait pas.
Je voyais sa maladie comme un carcan, et je
m’obstinais à ne pas lâcher du regard ses grands yeux clairs qui me disaient
bien plus d’elle que les cris et les insultes qu’elle proférait. Il m’aura
fallu du temps et de nombreuses blouses tachées de crachats pour me faire
acceptée d’elle, et pour accepter sa violence et sa souffrance.
Je pensais que la violence des
patients se gérait. Qu’il suffisait de temps, de patience et de recul. Je
pensais qu’il était plus aisé d’accepter la violence lorsqu’elle est
pathologique, lorsqu’un syndrome l’explique. Mais ce n’est malheureusement pas
toujours le cas.
La toilette de ce vieux patient
que je découvrais pour la première fois, se passait pourtant bien. Les aides-soignantes
m’avaient donné une paire de gants, des serviettes et une savonnette me
demandant d’aller dans "la chambre au fond du couloir à gauche, un
monsieur très gentil, tu verras. Aide-le pour sa toilette". Ce n’est
qu’une fois, dans l’intimité de la salle de bain que j’ai compris que son soin
d’hygiène n’était qu’un prétexte à l’expression de la perversité de ce patient
étiqueté "dément".
Ma réaction n’a pas été de conserver le silence cette
fois, devant ce qui était pour moi une atteinte à ma pudeur. A ma demande de se
reprendre et de bien vouloir se calmer, il m’a répondu d’une façon
déconcertante :
- J’y peux rien si tu m’fais bander !
Voilà. Il n’y pouvait rien. Il était malade. Et dans un sens, c’était un peu de
ma faute, enfin, c’est ce que lui et sa démence semblaient vouloir me faire
comprendre. Après ce soin, je me suis réfugiée dans les toilettes du personnel
et j’ai pleuré.
Pleuré de colère contre ce patient, pleuré contre moi et ce que
je n’avais pas vu venir, contre les soignants qui ne m’avaient pas prévenu et
qui m’avaient simplement répondu "oh bah il faut me le remettre à sa
place c’est tout !" lorsque je leur avais tout raconté... Comme si c’était
normal, banal. Je me suis demandée si c’était la démence ou si c’était lui. S’il
avait conscience de ce qu’il faisait. Je me suis posée beaucoup de question et
j’ai arrêté de pleurer car parfois, il n’y a aucune autre réponse que les larmes
de colère. Et ça à l’école, on ne nous apprend pas à le gérer.
Parfois la violence est ailleurs
et bien encrée. Elle est psychologique, elle est mentale.
En stage infirmier en
psychiatrie, dans une unité où les patients n’étaient pas encore
équilibrés par les traitements, on m’a mis en garde contre certains
d’entre eux : "Lui, tu le l’approches pas, tu ne lui parles pas, tu
ne restes jamais seule dans une pièce avec lui et tu ne lui tournes jamais le
dos!" Premier jour de stage, mise dans le bain direct. Ce stage c’est
finalement bien passé, les recommandations que l’ont m’avait donné y étant
certainement pour quelque chose.
C’est un magnétoscope pris en pleine tête et
un plaquage digne du XV de France, le stage suivant, qui m’ont fais prendre
conscience de la violence soudaine dont peut faire preuve certains patients
atteints de pathologiques psychiatriques. Elle avait quinze ans, faisait 100
kg. J’allais terminer mon stage le lendemain après un mois dans ce service de
pédopsychiatrie. C’était sa façon à elle de me signifier son sentiment
d’abandon. C’était violent. Mais pour des enfants psychotiques, élevés dans des
repères de carence et de violence, c’est une norme. Une norme qui fait mal à la
tête et qui se termine bien souvent par des bleus pour l’étudiante et une
intramusculaire dans le fessier pour la lanceuse d’électroménager.
La violence exprime différents
sentiments. Elle va parfois bien au-delà de la simple agressivité : elle
est un moyen d’expression.
Ce vieux patient de maison de retraite en fin de vie
était atteint de forts troubles neurologiques et soufrait d’un encombrement des
voies respiratoires. J’étais étudiante en deuxième année, et malgré tous mes
bons soins, mon patient refusait d’ouvrir la bouche pour se laisser aspirer. Il
mordait la sonde, il repoussait ma main en m’agrippant violemment le poignant
et en plongeant son regard bruns-noirs dans mes yeux. Il ne pouvait plus parler,
mais son regard en disait long sur sa colère.
Je devais être longue à réaliser
le soin car la kiné’ est entrée et a dit : "Bon alors tu l’as aspiré
?". Je lui ai expliqué la mâchoire serrée, la main qui refuse, le regard
qui accuse… Mais de réponse je n’ai eu qu’un :
- Tiens lui les mains, je
vais l’aspirer !
Je l’ai vu sortir une canule de Guedel (une longue
canule trouée en son centre, habituellement mise aux patients inconscients pour
leur éviter de s’étouffer avec leur langue). J’ai rapidement compris qu’elle
comptait insérer cette canule jusqu’au fond de la gorge de mon patient pour le
forcer à maintenir ses mâchoires écartées et pour pouvoir l’aspirer… La kiné’,
passablement agacée était penchée sur le patient et tentait de forcer ses
mâchoires pour lui ouvrir la bouche. Le vieux monsieur la fixait droit dans les
yeux et il tentait de dégager ses mains des miennes...
A cet instant, durant
une seconde d’éternité, j’ai compris que la violence n’était plus du même côté.
Je me suis regardée et j’ai pris conscience que j’étais spectatrice
et actrice de cette violente… Je me suis vue relâcher les mains de mon patient et poser la
mienne sur celle de la kiné. Le regard furieux qu’elle posait à présent sur moi
m’indiquait que je venais de dépasser les limites que mon statut d’étudiante
m’imposait. A son "Enlève ta main !", je lui ai répondu :
- je
vais vous demander de sortir, je vais m’en occuper…
... Avec une voix posée
et mon regard doucement déterminé bien fixé dans le sien, j'invitais, la peur au ventre, cette professionnelle a cesser sa maltraitance. La kiné a baissé les
yeux puis a jeté la Guedel sur le plateau de soin et est sortie furax de la
chambre. Le patient avait suivi toute la scène et je n’osais imaginer quel traumatisme
il venait de vivre...
Dix minutes plus tard, moyennant négociation, douceur et
patience, je sortais de la chambre en ayant réussi mon soin. Sans canule de
Guedel, sans contrainte, sans violence et avec une fierté teinté de peur
d’avoir osée m’insurger contre cette professionnelle.
La violence n’est pas toujours
physique et est loin d’être toujours aussi spectaculaire. Parfois la violence
est seulement verbale, intimidante et oppressante.
En tant que professionnels
de santé nous nous retrouvons confrontés à l’humain dans toutes ses dimensions,
dans toute son intensité. Nous sommes les témoins des plus belles joies et
parfois des pires violences. Les professionnels de santé sont quelque fois les
uniques interlocuteurs d’une colère, le seul moyen d’expression d’une violence
silencieuse qui malgré tous les efforts pour l’avorter, s’exprimera parfois
verbalement, parfois physiquement avec toutes les conséquences gravissime que
cela comporte.
Nous avons tous en tête les agressions qu’ont subies nos
consœurs libérales ces derniers mois : détériorations de biens, agressions,
meurtre… Et je ne parle pas des violences subies dans les services de soin :
autant d’angoisses et de coups portés au dévouement des soignants.
Une fois
agressée, molestée, injuriée, il n’est pas toujours simple de retourner vers l’humain,
de le soigner à nouveau. Certains d’entre nous ont déjà fais le choix de ne plus
soigner, au risque de se perdre eux-mêmes.
Il y a des jours où l’on comprend
que c’est notre foi dans l’homme et dans ce qu’il a de plus beau, que c’est
dans cette naïveté d’étudiante qu’il faut rechercher ce qui nous a fait choisir
ce métier. Soigner ceux qui, malgré tout, nous attendrons et nous remercierons
et soulager celui qui n’a pas conscience que parfois, les soignants son simplement
des humains malgré tout...
[photo de Maurizio Polese]