Il faisait beau ce week-end là en
Bretagne et le soleil tapait sur la baie vitrée de la véranda où nous nous
étions toutes réunis pour le petit déjeuner.
- Et cette main que les patients
se mettent dans le caleçon, vous trouvez ça aussi dans vos services ?!
Cette question avait été lâchée sans
retenue entre un « Tu peux me passer
le Nutella ? » et un « ‘Faut
qu’on pense à racheter des bières pour ce soir ! ». Les yeux
étaient lourds et nous tentions tant bien que mal de dénouer ces corps qui
avaient passés la nuit enfermés dans un duvet. Chaque année nous nous
réunissions entre infirmières, entre potes de promo’, sans gosses et sans mari.
C’était notre week-end à nous. Un week-end aux relents de bières, de barbecue,
de musique et de discussions centrées sur nos vies… Et sur notre métier !
Autour de la table, nous avions
celle qui tentait de se refaire son chignon. Celui qu’elle s’évertuait à
refaire tous les matins pour aller travailler dans ce grand service de
réanimation du nord et qui supportait de moins en moins ses collègues. A
ses côtés se tenait une infirmière de neurochirurgie d’un hôpital public d’une
grande ville de l’ouest, fatiguée par le rythme harassant que son métier lui
imposait et par le sous-effectif récurrent dont souffrait son service. Celle
qui reprenait un cannelé travaillait dans un service de grands brûlés du sud de
la France. A deux doigts du brun-out elle avait décidé de demander une dispo’
pour partir cueillir des kiwis à l’étranger quelques mois. Elle faisait face à
une infirmière d’EHPAD privé, plutôt satisfaite de son lieu d’exercice, mais
qui concédait volontiers ne pas vouloir y travailler toute sa carrière et
pensait déjà au libéral...
Je me tenais au milieu de tout ce petit monde, me
resservant une tranche de brioche au Nutella et me délectant des récits de ces
infirmières de services qui, malgré toutes les difficultés, continuaient de
soigner.
Nous avons vite expédié le sujet
de « la main dans le caleçon » en
concluant qu’il n’y avait qu’une explication plausible : celle du besoin
de se détendre. Cette dernière s’évaluant en fonction du degré de pénétration
de la main dans le dit-caleçon, et que d’une certaine manière, un patient qui
décidait de coincer sa main au-delà de la première phalange devait certainement
être détendu, ce qui est plutôt bon signe dans un service de soin. Oui, même
les lendemains de soirée, nous étions encore capable d’élaborer des
diagnostiques infirmiers de fou, la bouche et la voix encore enrouées d’une
consommation excessive de cigares.
« Sentiment d’impuissance. Agacement. Epuisement. ». Ces
mots revenaient malheureusement souvent dans nos discussions de soignantes agrémentées, tantôt d'éclats de rire, tantôt de soupirs.
Il y avait ces patients agressifs, insultants parfois violents, qu’il faut
continuer à soigner alors que nos jambes et notre tête nous ordonnent de sortir
de la chambre en courant. Il y a ces patients en souffrance dont on ne sait pas
toujours comment calmer les douleurs, dont on voit les larmes couler en se
demandant si celles qui brouillent nos yeux relèvent de l’empathie ou du
partage. Il y a les logiques improbables de certains services préférant envoyer leurs patients dits « palliatifs » mourir en réanimation. Il y a ces longs couloirs que l'on arpente en courant d’une chambre à l’autre parce que la
collègue en arrêt n’a toujours pas été remplacée et qu’il faut bien faire son
boulot en attendant qu’elle revienne… Pour ensuite prendre sa place parce qu’on
en peut plus, vraiment.
Ces services vieillots, insalubres parfois, où
il faut sortir les bassines les jours d’orages et où même les chariots
d’urgences sont défaillants. Ces collègues qui agacent et avec lesquels on ne
s’entendra jamais, mais avec qui il faut bien travailler même si l’envie vous
ronge de leur faire manger leurs feuilles de transmissions. Ces plannings de travail
changés au dernier moment et des rappels les jours de RTT alors qu’on venait
enfin de réussir à les poser. Ces douches une fois à la maison dans lesquelles
on se lâche et où l’on pleure. Ces conjoints qui ne comprennent pas toujours notre
état, notre fatigue, notre agacement et qui nous demandent de faire un effort,
alors que de toute évidence ils ne comprennent pas que nous avions déjà tout
donné lors des douze dernières heures de travail…
Plus j’écoutais mes potes
infirmières de service et plus je mesurais ma chance d’être à mon compte, en
oubliant presque les difficultés auxquelles je suis moi-même confrontée en tant
qu’infirmière libérale.
J’ai trop souvent cette sensation
de ne pas être à la hauteur de la tâche qui m’a été confiée le jour où j’ai
tenu mon diplôme entre mes mains. Et parfois, lorsque je soigne, j'ai l'impression de mâcher un bonbon encore emballé dans son papier. Une sorte d'excitation teintée d'amertume. C’est
bon et on en prendrait presque du plaisir si il n’y avait pas ce p’tit goût
dégueulasse vous donnant l’impression de vous être fait avoir. Le bonbon acidulé serait mon métier et le papier coloré qui l'entour, les moyens qu'on me donne pour bien soigner. Et une chose est sûre : il n'y a pas de quoi attraper des caries !
Mais finalement on
finira par en reprendre un autre, parce que le tout petit goût sucré qui se
dégage malgré tout, vous donnera toujours envie de replonger la main dans le bocal à
bonbon, encore une fois…
[ photo trouvée sur
Pinterest : designandvisuals.com ]