- Tu vois là, par exemple cette dame, je serais prête à parier la tournée suivante qu'elle est sous neuroleptiques. Regarde bien la grosseur de son ventre, sa mâchoire... Même sa démarche !
J'étais à la terrasse
d'un café-PMU en plein centre de la ville la plus proche. J'expliquais à ma
pote qui n'est pas du métier que nous, les soignants, avions la fâcheuse
tendance à regarder l'autre avec un œil un peu trop médical.
Cet après-midi-là, je
m'adonnais une fois de plus à l'un de mes passe-temps favoris : "Cherche
de quoi j'me plains !". Je jetais un œil discret aux passants frôlant
notre table et j'essayais de percevoir ce qui les faisait trembler, souffrir ou
pester contre la malchance d'une génétique mal branlée. Je regardais leurs yeux
et je pressentais des psychoses mal équilibrée. Je les voyais traverser la
route et je sentais des dépressions pas encore traitées. Ils sortaient du bar
en allumant nerveusement une cigarette et je supposais l'addiction à l’alcool non
révélée ou pas encore assumée. Ainsi, lorsque je regardais les gens marcher
devant moi dans la rue, je voyais parfois des cancers en devenir, des troubles
veineux et de futures plaies d'ulcères, des hanches qui grincent et des PTH qui
déconnent.
Dans ce quartier
populaire que je connaissais bien, il y avait malheureusement largement matière
à affuter sa balance-diagnostique. J'avais exercé en tant qu’infirmière à
domicile dans ce quartier précaire pendant assez longtemps pour établir un Top
3 des pathologies les plus souvent répandues : 1. Addictions à l'alcool et aux
drogues, 2. Dépression, 3. Diabète... Et on pouvait parfois tomber sur les
trois en même temps, jackpot !
Et puis il y a eu cet
homme, la soixantaine bien tassée qui s'est avancé vers nous. Appuyé contre
notre table parce qu'il vacillait, il a commencé à nous parler. Enfin, pour
dire vrai, il essayait de placer des mots pour former des phrases. Il n'était
pas vraiment compréhensible : « Alcoolisme
! » (T'as vu comme je l'ai placé rapidement ce diagnostic-là
?)
J'ai commencé à
souffler intérieurement à l'idée de devoir chercher une façon de le faire
partir sans le heurter, sans l'énerver. Tout en jetant des coups d’œil
mi-amusés mi-agacés à mon amie je tentais de comprendre ce qu'il disait :
" Divorce... Depuis que ma femme est morte... Je bois tous les soirs...".
Et puis il m'a fait un clin d’œil de son bel œil gris. Pas à ma pote non, à
moi. Avec son sourire un peu triste il m'avait fait un bon gros clin d’œil,
comme ça le mec.
Pour être honnête,
j'ai d'abord cru qu'il avait un déficit au niveau de la face ce qui aurait
expliqué le fameux clin d’œil répété. Et puis il m'a regardé à nouveau là, pile
entre les deux yeux, et il a recommencé : bam, nouveau clin d’œil ! Dingue.
J'avais touché le gros lot du mec poly-pathologique :
alcoolique-veuf-probablement-dépressif-bourré-salace... Bien calé entre notre
table et son chariot de marché, il ne semblait pas motivé à nous laisser finir
tranquillement notre verre...
C'est alors que j'ai
parlé d'une voix douce qui puait l'impatience :
- Par contre, je suis
désolée là, mais on était en train de discuter... Donc...
Le « Donc... »
horriblement poli qui transpire le « Dégage ! ». Le « Donc... » que
tu ne formulerais pas au travail mais que tu te permets autour d'un verre entre
deux tournées de soins simplement parce que tu as l'impression de faire des
heures sup' et que tu ne t'es pas posé à cette terrasse pour entendre toutes
les misères affectives d'un mec bourré. Il s'est excusé, m'a fait un nouveau
clin d’œil et est parti en lâchant un « Bonne journée à vous ».
Je ne sais pas
vraiment ce qui m'a fait repenser à elle ce soir-là.
J'étais en train de
donner à manger à ma fille et d'un coup je me suis regardé dans le miroir qui
me faisait face. Je me suis revu quelques années en arrière dans sa salle de
bain, toute petite sombre et sans fenêtre. Juste de quoi caler une baignoire de
laquelle il était parfois difficile de l'en extraire, un lavabo qu'elle
utilisait pour se relever de cette chaise que nous arrivions tout juste à caler
tant bien que mal dans la pièce exiguë.
Un de ses grands
plaisir à la fin du soin d'hygiène était de rincer longuement sa chevelure grisonnante.
Ses cheveux raides et fins étaient d'une douceur incroyable et d'une longueur
qu'on ne voyait que rarement chez une femme de son âge. Je lui laissais son
moment d'intimité en me retournant face au miroir tout en faisant mine de
préparer sa sortie du bain. J'observais alors discrètement son reflet dans le
miroir et je la regardais fermer ses yeux en rinçant sa chevelure. J'adorais
tresser ses longs cheveux qu'elle façonnait ensuite en un chignon avec une
dextérité étonnante alors que tout son corps semblait prisonnier d'une danse
frénétique et douce à la fois.
Cette femme était
magnifique. Cette dame avait un charme fou.
Mais ce qu'elle dégageait de beauté
était mis à mal par ce corps qu'un Parkinson ne lui permettait plus de
reconnaitre. Des mouvements saccadés lui faisaient parfois taper la crédence
avec ses mains et ses bagues faisaient alors ce petit bruit métallique sur la
faïence. Ça l'agaçait. Des blocages l'empêchaient souvent de réaliser ce
chignon qu'elle s'efforçait de former derrière sa nuque depuis plus de trente
ans. Elle perdait parfois patience. Sa démarche saccadée et titubante avait
fini par la faire tomber en pleine rue un matin devant cette enfant et sa
grand-mère qui s'était alors empressée de lui faire traverser le passage piéton
en lui cachant les yeux :
- Dépêche-toi de
traverser ma chérie... Certaines personnes devraient avoir honte de sortir
alcoolisé dans la rue devant les enfants, honte !
Les larmes s'étaient
mise à couler sur ses joues quand elle m'avait raconté ce qu'il s'était passé
la veille. Le Parkinson et l'alcool, pour ceux qui ne connaissent pas le
syndrome, semblent se résumer à la même chose avec dans tous les cas, la honte
qui vous colle au corps et la solitude qui vous englue dans la maladie. Ce jour-là,
elle était rentrée en pleurs et avait osé se confier à son mari.
C'était un homme assez
froid qui prenait de plus en plus de distance avec la maladie et avec celle qui
en était atteinte. Ils ne cachaient plus leurs chambres séparées, il était
question plus ou moins de divorce mais il y avait le restaurant en leur deux
noms qui compliquait les choses. Il ne prenait plus la peine de lui cacher
cette femme qui venait le chercher jusqu'en bas de leur immeuble. Il se noyait
dans le travail et continuait de servir les tables de cet établissement dont il
lui avait interdit l’accès. Son mari mentait à leurs amis en leur expliquant
qu'elle était alcoolique. Que c'était pour cette raison qu'elle titubait,
qu'elle avait du mal à parler et qu'elle renversait ces verres qu'elle avait
pourtant servi avec un parfait équilibre pendant de longues années.
Elle avait fini par ne
plus l'accompagner aux soirées, une autre avait pris sa place. Elle avait fini
par ne plus sortir de cet appartement parce que les trois étages qui la
séparaient du dehors la terrorisaient presque plus que la connerie des gens qui
préfèrent cacher les yeux des enfants plutôt que de l'aider à se relever...
Un jour, je suis
passée devant le bureau du mari dont la porte n'était qu'à moitié fermée. Il me
tournait le dos et était debout face à la fenêtre, il regardait dehors. J'ai
entrouvert la porte, me suis excusée et l'ai salué pour lui signifier la fin de
mon soin et mon départ. Sans même me regarder, il m'a dit :
- J'ai préféré dire à tous nos amis que ma femme était alcoolique
plutôt que de leur avouer qu'elle avait Parkinson... Quel époux préfèrerait la
honte de l'alcool à celle d'une maladie incurable ?
Je lui ai simplement
répondu : …Un mari en souffrance peut-être
?
Il s'est retourné vers
moi et l’espace d’une seconde j’ai pu lire dans ses yeux la craquelure de cette
carapace qui le rendait si dur. Il semblait avoir été surpris de ma réponse et
de sa réaction. L'homme droit m'a regardé en marquant quelques secondes de
silence tout en me perçant de son inexpressif regard gris : « Bonne
journée à vous », et il s'est retourné vers la fenêtre.
Bonne journée à
vous... Divorce... Depuis que ma femme est morte... Je bois tous les soirs...
Le clin d’œil... Ce regard insistant... Le miroir de ma cuisine... Celui de sa
salle de bain... L'expression sa souffrance avec toute l'insistance de ses
beaux yeux gris... Elle. Et moi dans le miroir.
D'un coup, mes yeux se
sont ouvert en grand pour laisser pénétrer en moi un sentiment de honte d'avoir
dit "Donc...". D'avoir mal compris qu'il venait simplement me
saluer et me dire combien il était dans la peine. Je l'ai laissé partir sans
même me rappeler qui il était, sans imaginer qu'elle n'était plus là. Sans
penser un instant que j'avais tout faux et qu'à force d'imaginer ce dont
souffrent les autres, on oublie parfois de simplement leur faire du bien.
[ photo de Rocio Montoya ]