- au revoir Monsieur ! Je
vous laisse entre les mains de mon collègue pour la semaine, reposez vous bien,
on se revoit la semaine prochaine.
En lui serrant la main, je me
suis écouté lui parler et ce que j’ai entendu c’est : "je ne vous
reverrai pas, vous serez certainement mort, je vous ai dis ça pour ne pas vous
inquiéter.". J’ai remis sa main sous la couverture chaude et ai posé la
mienne sur son épaule en lui souriant. J’ai trouvé ça horriblement cliché et je
me suis demandé si mon trop plein d’empathie lui avait mis la puce à l’oreille.
Mais il s’était déjà endormi. La tête légèrement penchée sur le côté, il était
serein, laissant une femme plantée là, au pied du lit, bourrée d’angoisse à l’idée
de voir mourir son amour. Elle avait compris ce que signifiait cette main sur l’épaule
et ce sourire empathique qui pu la mort :
- je vois bien ce qu’il se passe,
je sais bien qu’il est en train de mourir, mais je ne veux pas qu’il aille à
l’hôpital, je veux que vous continuiez à vous en occuper. Je veux qu’il meure
à la maison.
Je ne lui ai pas répondu que la
prise en charge devenait de plus en plus lourde. Que physiquement on se cassait
le dos à aider son mari à faire fonctionner ses muscles ankylosés, à soigner
ses escarres et à l’aider à conserver sa dignité. Que moralement on
s’investissait beaucoup pour porter ce couple à bout de bras, pour les aider à
affronter "le pire" maintenant que "le meilleur" était
derrière eux.
Je lui ai répondu "Ok, on
sera là et on ne vous lâchera pas" et ai espéré de tout cœur pouvoir
tenir ma promesse.
Je suis épuisée. Quand j’étais à
l’hôpital, dans le service de soins palliatifs où je travaillais avant, l’accompagnement
de fin de vie était différent. L’équipe était assez grande pour que le patient
et la famille ne se reposent pas uniquement sur une infirmière. On ne
travaillait pas plus de quatre jours à suivre ce qui me permettait de "couper" avec le service quand les prises en charges devenait
lourdes, voire à passer la main et à changer de couloir si s’occuper des
certains patients semblait trop difficile. En service, une fois que tu as
terminé ton soin, tu fermes la porte de la chambre numérotée, et tu retournes
dans le couloir où tu retrouves tes collègues.
Au domicile, en toute intimité,
au sein d’un foyer et d’une famille, tu partages des moments de vie, des joies, des peurs, des larmes, parfois
matin, midi et soir. Pendant toute une semaine tu es l’unique référent en cas
de besoin, en cas d’angoisse. Tout est plus intense, tout est amplifié car il n’y
a pas de retenu : tu es chez eux, les patients se livrent, les familles se
lâchent. Au domicile, quand tu fermes la porte d’une maison, tu te fais
raccompagner à ta voiture par un proche suivi du chien, et tu claques ta
portière en respirant à fond, te mettant en mode "reset" pour épargner
à ton prochain patient ta fatigue ou une humeur qui ne lui serait pas adaptée.
Mettre de côté ce moment difficile d’impuissance et de tristesse et penser au patient
suivant qui n’a pas conscience de ce qui se passe dans la maison à l’autre bout
du bourg, et qui te reprochera ton retard, mais pas ton sourire qui lui, sera
toujours présent.
Aujourd’hui je suis fatiguée, j’ai
l’impression que ma journée a duré deux jours. Et je me sens impuissante. "Je
me blinde !", voilà ce qu’avait répondu une "vieille
infirmière" alors, qu’encore étudiante, je lui avais demandé comment elle
affrontait la mort de ses patients. J’ai fais le choix depuis le départ de ne pas
me blinder, de faire fonctionner à plein mon empathie et d’accompagner au mieux
mes patients vers leur mort. Mais ma façon de soigner fait-elle de moi une
bonne soignante ? Est-ce que je m’y prends bien ? J’essaie de me poser
les bonnes questions, pour trouver les meilleures réponses.
Mais parfois,
malgré tout, il n’y a aucune autre réponse que : c’est la vie, c’est la
mort, c’est comme ça.
Il y a des jours où on doit
laisser aller les choses, dire "au revoir" et sourire, toujours
sourire.