« Vous rêvez d’une chevelure plus épaisse ? Un actif
révolutionnaire, le filoxane, qui créé de la matière à l’intérieur de la fibre
pour augmenter son diamètre. La fibre se gorge de matière, pour une chevelure
plus épaisse sous vos doigts. Voluptueuse, luxuriante : une vraie
épaisseur, enfin ! ».
La publicité pour le shampooing tranchait
terriblement avec la vision que m’offrait le crâne clairsemé, voire quasi chauve,
de ma patiente assise face à la télévision.
La pub diffusée sur l’écran géant
résonnait fortement dans le salon. Ma patiente, assise le regard perdu au plus
près de sa télévision, semblait totalement absorbée par ces publicités
criardes. L’écran comblait le vide de cette maison plongée dans le silence. L’écran
ramenait un peu de vie artificielle dans ces journées de solitude. La petite
dame était seule. Son mari partait tôt pour son travail et leur fille unique
avait quitté la maison depuis déjà plusieurs années. Le chat faisait quelques
apparitions en vue de se remplir le ventre après s’être frotté aux jambes de sa
silencieuse maitresse.
Une émission sur le jardinage
débutait. Ma patiente était calme. Je me tenais accroupie à ses côtés, ni trop
loin, ni trop prêt, choisissant la juste distance nécessaire pour lui montrer
que j’étais là pour elle, mais sans m’imposer et sans la brusquer. Des
métastases cérébrales lui provoquaient de lourds moments d’absence. C’était
comme si un mode « reset »
se mettait en place dans son cerveau.
Elle oubliait alors presque qui j’étais,
pourquoi j’étais là et je devais redoubler d’ingéniosité pour la soigner sans
qu’elle me rejette. J’y étais habituée. Ces moments d’absence n’avaient jamais
duré bien longtemps. Jusqu’à présent… Depuis quelques temps la communication
devenait de plus en plus difficile. Les tumeurs, trop nombreuses et mal situées
dans son encéphale, exerçaient des pressions constantes sur son cerveau. Les « Bonjour ! » et les « Comment ça va ce matin ? »,
n’obtenaient plus de réponse de sa part. Le silence prenait sa place au fur et
à mesure que son cancer s’étendait… Je m’y étais préparée. Nous étions là pour
ça. Pour faire du « Palliatif ».
Le terme m’avait été énoncé dès
le départ par l’infirmière du service de cancérologie qui la suivait et qui m’avait
contacté pour que je m’occupe de cette patiente dès sa sortie. « Palliatif ». Bam ! Le
mot qui sonne comme un couperet et qui finit avec une syllabe quasiment
susurrée. De peur de le dire trop fort, « palliatif »,
c’est un mot qui se chuchote. Ce mot m’avait toujours fait penser à une espèce
de remède un peu parallèle qu’on administrerait en plus et qui résonnait un peu
comme un « à défaut de » : « Vous êtes en palliatif Madame oui oui…
Non, c’est juste parce que bon, on a plus de médicaments qui marchent pour
vous, alors on pallie en quelque sorte quoi… Oui, on brode autour de vous, pour
vous accompagner au mieux vers la fin, entourée de moult jolies broderies ! ».
C’était un peu ça. Je brodais autour. Des kilomètres de jolies broderies entouraient
ma patiente depuis des mois. De quoi la tenir au chaud pour l’hiver, si tant
est qu’elle tienne jusque là…
Sans brusquer ni ma patiente ni
son mari j’utilisais des termes génériques ne parlant ni de « cancer », ni de « palliatif », attendant que
ces mots viennent d’eux-mêmes. « Ne
jamais aller plus vite que ce que ton patient est capable d’entendre », et
parfois ces mots n’arrivent jamais. Peu importe. Je m’alignais donc à leur
vocabulaire, parlant de « son
problème à la tête », de « ses
soucis au foie». Le vocabulaire technique était inexistant, mais ce n’était
pas le plus important. Ma patiente et son mari n’attendait pas de moi que je me
la pète derrière des termes techniques hyper-professionnels qu’ils n’étaient
pas capable de comprendre et d’entendre. Ils attendaient simplement de moi que
j’avance à leur rythme. Alors s’il fallait parler « machin et truc », je parlais de « machin » et de « truc ».
- Ohhh...
Voilà l’unique son qui est sorti
de sa bouche ce matin là. Elle venait de réagir à un reportage sur les
hortensias. L’œil sec et fixé à l’écran, elle ne détournait pas le regard de la
télévision, et mes questions n’obtenaient jamais de réponse. Même si les
expressions étaient absentes de son visage, elle avait les yeux qui pétillaient
devant ces hortensias pixélisés. Je me retournais, cherchant autour de moi
quelque chose qui attirerait son attention. Le chat, plus occupé à se lécher le
dessous de la queue, ne m’aidait pas vraiment. Le regard un peu perdu, je
regardais par la fenêtre, et je me suis mise à sourire : j'avais trouvé ! Je venais de comprendre que j’étais
passée devant tous les jours et que ma patiente elle, n’en avait malheureusement plus l’occasion.
J’ai ouvert mon sac à main pour en sortir une paire de ciseaux, je suis passée par-dessus
le chat trop concentré sur sa toilette pour daigner se bouger le train, et je
suis sortie de l’habitation.
J'ai très vite fais ma réapparition.
Accroupi devant elle j'ai ouvert ses deux mains jointes pour y caler une
grosse fleur ronde. Une fleur d’hortensia. Elle n’eut aucune réaction particulière. Mais le
bout de ses doigts n’avait de cesse de parcourir la multitude de petites fleurs
violettes. Faire du palliatif c’est aussi ça : laisser parler le silence
et broder avec des fleurs trouvées à l’entrée des maisons.