- Vous êtes sûr que vous n’en
voulez plus ?
Pour être honnête, je ne savais
déjà pas comment elle avait pu en avaler trois cuillerées. La vieille dame couchée
sur le côté repoussait de ses lèvres pincées ma cuillère à moitié pleine de
cette gelée vert pâle. De la gelée à la menthe. Je tentais d’appliquer avec
soin le protocole établi par sœur Marie-Bernard : « Si elle a soif, tu lui donnes deux petits pots de gelée, si elle
n’a pas soif tu ne lui en donnes qu’un. ». Dans tout les cas de
figure, le petit pot de gelée était la règle absolue, soif ou pas soif.
Sœur Marie-Bernard était l’infirmière
en chef de la résidence. Sa tunique blanche et le scapulaire noir qui la recouvrait étaient tenus bien serrés
contre sa taille fine par une ceinture de cuir très simple. Rien ne laissait deviner
que ce corps était mince tant les couches de tissus étaient nombreuses. Seul le
rond de son visage était visible. Il était encadré par une guimpe blanche qui camouflait
sa coiffure et qui ne laissait apparaitre sur le front qu’une racine de cheveux
châtains tirant légèrement sur le gris. Ses mollets fins étaient enserrés
dans des chaussettes blanches montées jusqu’aux genoux et venaient se perdre dans
de grosses chaussures en cuir noir lacées d’un nœud parfaitement formé aux boucles
identiques des deux côtés. La première fois que je l’ai rencontré,
c’est ce petit détail qui m’a le plus troublé : la perfection de son nœud
de lacet.
Qui pouvait être à ce point maniaque
pour ne pouvoir démarrer sa journée sans avoir ajusté de façon parfaite ses
lacets de chaussures ?
Alors qu’elle marchait devant moi en m’expliquant l’historique
des lieux dans lesquels j’allais travailler, je regardais ses tout petits
mollets et ses immenses chaussures à semelle de caoutchouc. Le pas se voulait rapide,
léger et ferme à la fois. Je l’imaginais assise au bord de son lit tôt le
matin, penchée sur ses chaussures en train de retirer méticuleusement la boucle de gauche pour
qu’elle atteigne avec exactitude, la même taille que sa voisine de droite.
- Vous avez compris ? Ici,
on ne jette pas les gants en latex. On les lave au savon et on les fait sécher ici,
sur cette corde à linge.
Encore une maniaquerie à rajouter
à la longue liste éditée par la perfectionniste du lacet qui ne semblait pas
tout autant l’être du respect de l’hygiène. J’allais une nouvelle fois me
heurter à elle car il était évident que mes gants sales finiraient à la
poubelle. Comme il était aussi évident que je ne l’appellerais pas « ma sœur » comme elle l’exigeait,
estimant que mon « Madame » était plus adapté à sa position de femme et à ma non-pratique de sa religion. Nous avons continué la visite des locaux...
Le bâtiment imposant et vieux de plusieurs siècles était une maison
de retraite qui n’accueillait que des nonnes et des femmes issues de la
grande bourgeoisie locale. L’entrée y était sélective et les noms de famille
encadrés de dorés sur les portes des chambres débutaient souvent par des « Du » ou des « De La ». J’étais embauchée en tant qu’aide-soignante
et j’allais devoir m’occuper des résidentes non-religieuses durant les deux
mois des vacances d’été.
L’accès au convent m’était
interdit, et je ne pouvais voir les sœurs qu’au moment des messes auxquelles j’emmenais
les résidentes, tous les jours à onze heures précise, du moins pour celles qui
étaient encore capables de se lever. Ce qui n’était plus le cas de ma vieille
dame ce matin là.
Je reposais la cuillère dans le plateau en métal, perturbant le silence qui régnait dans la pièce. La toute petite grand-mère qui culminait presque 95 ans restait
prostrée dans son lit depuis la veille. Refusant de se lever, de se laver, de parler, elle
insistait pour rester dans la pénombre de sa chambre. Les persiennes fermées projetaient
sur les murs les points de lumière du soleil. Elle était couchée sur le côté, bien calée
entre deux traversins remplis de plumes de canard et presque complètement camouflée
sous cet épais édredon matelassé qu’elle se refusait de quitter. On ne pouvait
voir dépasser qu’une toute petite tête clairsemée de cheveux longs et blanchis
par les années.
Sur la commode au plus près d’elle, une vie toute entière était
figée par le verre des nombreux cadres en étain. Sur l'un d'entre eux, une photo la représentait à vingt ans
environ en tenue d’aviatrice la main posée sur l’engin qu’elle semblait avoir
piloté. Sur un autre, elle était entourée de son plus jeune enfant et d’une
meute de chiens, et portait fièrement sur son épaule un fusil de chasse.
Je me
retournais vers celle qui m'apparaissait d'un coup si vieille et si fragile, et je retouchais du plat de la mains un pli de son épaisse couverture : « Est-ce
que je peux faire quelque chose pour vous, avant de vous laisser vous reposer ? »
- Appelez moi le prêtre, je vais mourir.
Je ne m’attendais pas vraiment à
ce genre de réponse. Un peu affolée, ce n’est pas le prêtre que je suis allée chercher mais l’infirmière
en chef, Sœur Marie-Bernard :
- Mais elle nous a déjà fais le coup
trois fois ! Elle ne va pas mourir, il fait chaud et elle a soif, c’est tout. Vous
lui avez donné le petit pot de gelé ?
J’ai acquiescé sans avoir honte,
me disant que le péché de mensonge ne devait concerner que les catholiques, et
que le péché de gourmandise ne risquait pas d’être reproché à ma vieille résidente
tant la gelée était infâme (oui, j’avais goûté). Mais si elle allait vraiment
mourir ? La vieille dame leur avait déjà fait le coup du « Jamais deux sans trois », et
si la quatrième était la bonne… Peut-être voudrait-elle être entourée du prêtre
et de sa famille ?
J’ai insisté, expliquant à l’infirmière que je la
trouvais mal, vraiment mal.
Sœur Marie-Bernard est allée lui rendre visite dans
sa chambre. Elles ont parlé longuement toutes les deux. Et elle a appelé le prêtre. S’en est suivi la visite de tous les proches
qui n’étaient pas encore partis en vacances. Ils se sont succédé tout l’après midi, cherchant de leurs yeux saturés par la lumière du jour la présente de la grand-mère cachée
sous la couverture dans l’obscurité de la pièce. Tout s'est passé dans le calme du recueillement. Le soir, je suis retournée la
voir pour l’installée pour la nuit. Elle semblait apaisée. Je lui ai dis au
revoir avec cette petite pointe dans le coeur me disant que je lui touchais la main pour la toute dernière fois…
Et puis le lendemain main, alors que
je m’attendais à trouver une bougie allumée dans l’entrée de la résidence et un
ruban accroché à la poignée de la porte comme le voulait la coutume pour annoncer un décès, je ne vis que sœur Marie-Bernard qui en profita pour me tendre deux petits pots de gelée :
- Si ils sont roses c’est qu’ils
sont aromatisés à la fraise. Je vous laisse les lui donner.
La petite grand-mère était assise
dans son lit bien calée par d'énormes coussins. Toujours recouverte de son épais édredon, je pouvais percevoir ses mains maigres manipuler un vieux chapelet au bois patiné par le passage des doigts. Je partageais
avec elle mon plaisir de la voir si vite rétabli. Son visage creusé de rides esquissa un léger sourire. Les sourcils relevés par la malice plus que par l'étonnement, elle leva un doigt au dessus de sa tête et me susurra d'une voix à peine fatiguée : « C’est le pouvoir du Christ ! ».
Son doigt semblait vouloir me montrer le ciel, lieu d'habitation du grand patron. Ou alors était-ce ce crucifix fixé sur le mur au dessus d'elle où reposait un
Jésus fixé sur son morceau de bois, un rameau de buis
poussiéreux passé derrière ses bras. « Le pouvoir du Christ…», sa réponse était
aussi bonne que semblait l’être les nouvelles gelées à la fraise qu’elle
mangeait avec envie.
L'odeur d'un parfum que je ne connaissais pas me fit me retourner pour en trouver l'origine. Sur la chaise d’à coté, un foulard à fleurs qui n’était pas le sien semblait avoir été oublié par un membre de la famille. J’ai regardé à nouveau ma petite dame qui avait repris du poil de la bête et qui se régalait de ses petits pots de gelée à la fraise. Mes yeux sont remontés vers ce crucifix et je me suis rappelée mes cours de caté' et toutes ces iconographies où l'on voyait le fameux Jésus perché sur sa croix avec plein de monde autour de lui. J’ai observé le foulard qui sentait le parfum de celle qui était venu veiller sa grand-mère mourante et puis mon regard s’est posé à nouveau sur la vieille dame : le pouvoir du Christ.
Mais la vieille dame aussi avait un pouvoir. Quand le Christ se mourrait, sa famille était tout autour de lui. Il avait le pouvoir de galvaniser la foule et la quasi-centenaire avait celui d'obliger sa famille à l'entourer quand elle en ressentait le besoin. Elle avait finalement tout compris, quatre fois de suite.
L'odeur d'un parfum que je ne connaissais pas me fit me retourner pour en trouver l'origine. Sur la chaise d’à coté, un foulard à fleurs qui n’était pas le sien semblait avoir été oublié par un membre de la famille. J’ai regardé à nouveau ma petite dame qui avait repris du poil de la bête et qui se régalait de ses petits pots de gelée à la fraise. Mes yeux sont remontés vers ce crucifix et je me suis rappelée mes cours de caté' et toutes ces iconographies où l'on voyait le fameux Jésus perché sur sa croix avec plein de monde autour de lui. J’ai observé le foulard qui sentait le parfum de celle qui était venu veiller sa grand-mère mourante et puis mon regard s’est posé à nouveau sur la vieille dame : le pouvoir du Christ.
Mais la vieille dame aussi avait un pouvoir. Quand le Christ se mourrait, sa famille était tout autour de lui. Il avait le pouvoir de galvaniser la foule et la quasi-centenaire avait celui d'obliger sa famille à l'entourer quand elle en ressentait le besoin. Elle avait finalement tout compris, quatre fois de suite.