- Vraiment ?
Oui oui, vraiment. J’essayais d’expliquer
tant bien que mal au père de famille que j’avais au bout du fil, que « Non, même à la maison avec les
doudous toussa toussa, prélever un enfant de quatorze mois ce n’était pas
possible. » Pour être plus clair : ce n’était plus possible pour
moi.
J’avais bien essayé plusieurs
fois de prélever des touts petits, des minitous de moins de trois ans. La
plupart du temps ensommeillés et encore en turbulette, ils accueillaient avec
un sourire grimaçant mes mains froides sur leurs petits avant-bras potelés, bien
au chaud dans ceux de leurs parents souvent stressés. Je les faisais sourire avec
mon garrot dinosaures plein de couleurs qui a un charme fou auprès de mes
petites grands-mères. Tout en préparant mon matériel avec mes aiguilles aiguisées
et mon alcool qui sent l’hôpital, je parlais de Jean-Patrick le moustique qui
se pose sur le pli du coude pour prendre son petit déjeuner (voire à se taper
en même temps le diner au vu du nombre de tubes à prélever parfois). Je
cherchais la micro-veine avec ma micro-aiguille armée de ma maxi concentration…
Mais la plupart du temps je ratais.
Je ratais parce que la veine était si minuscule qu’elle était imperceptible ou
trop ramollie par la crème anesthésiante. Je foirais parce que le parent n’osait
pas bloquer suffisamment son enfant et qu’il bougeait. Pas forcément parce qu’il
avait eu mal, mais parce qu’il avait eu peur. Des peurs et des pleurs parce qu’il
n’avait pas compris ce que je lui faisais.
Parce que j’ai l’impression qu’en
dessous de trois ans, que tu lui parles moustique qui pique, garrot dinosaure
ou que tu lui ouvres les portes d’un zoo tout entier ou celles d’un cirque à la
piste étoilée, l’enfant de moins de trois ans restera toujours trop petit pour
comprendre que tu voudrais simplement l’emmener loin, très loin de ce qui peut
faire mal, loin de ce qui peut faire pleurer.
Pourtant j’ai essayé de piquer l’impiquable.
Histoire de ne pas refuser un soin, histoire de ne pas passer pour celle qui ne
veut pas. J’ai accepté les doudous puant comme collègues de prise de sang, j’ai
accepté les tablettes bruyantes aux comptines agaçantes comme support ludique
pour prélever mon bilan. J’ai accepté de n’être payé que 6€08 pour passer
parfois plus de trente minutes sur mon soin, parce qu’il n’existe pas de
majoration pédiatrique même pour des petits bouts qui n’ont pas fêtés leur un
an. J’ai accepté, trop souvent, de ne pas être payé du tout parce que le sang
ne montait pas dans le tube. Parce que si pas de bras, pas de chocolat : pas de
sang, pas d’argent. Alors à ce prix là, je préfère me taper une tablette pour me
réconforter.
Alors oui j’ai dis non à un soin,
pour la première fois ce matin.
J’ai pris la décision de ne plus
prélever en dessous de trois ans. Trop peinée de faire pleurer pour rien. Trop
fatiguée de ne pas être payée du tout. J’ai demandé au papa d’aller au
laboratoire en espérant secrètement qu’il ne m’en voudra pas. Mais je
lui ai quand même conseillé d’amener le doudou puant et la tablette bruyante, histoire de mettre toute les chances du côté de celle qui fera prendre son petit-dèj à Jean-Patrick... Moi en attendant, je me reprends un carré de chocolat blanc !