samedi 19 novembre 2016

La colère, la messagère et la dame de fer.



- J’en viendrais presque à souhaiter que les injections ne s’arrêtent pas… Pour que vous continuiez à venir me voir…


Ma patiente était appuyée contre son évier de cuisine et s’essuyait nerveusement les mains avec son torchon bleu et blanc. Je venais de réaliser son injection journalière et je lui disais de tenir bon et qu’il ne restait plus que quelques jours avant l’arrêt des soins. Je m’apprêtais à partir, j’avais ma mallette de soins sur le dos, j’avais ma main sur la poignée de la porte et puis elle m’a lâché ces quelques mots en me fixant d’un regard creusé d’une inquiétude qu’elle avait d’un coup du mal à dissimuler. 

Ses yeux n’ont pas quitté les miens pendant une seconde et demie juste avant qu’elle ne se détourne de moi pour plonger les mains dans son évier en vue d’y rincer sa tasse à café. Une petite pointe est venue se loger dans mon plexus, pile ici, tout près du cœur. En un trois fois rien de temps, une toute petite réflexion de rien venait d’un coup de peser lourd dans son cœur et puis aussi un tout petit peu dans le mien.


Cette patiente, je la connaissais mal et pourtant je la soignais depuis longtemps. Elle prenait un soin tout particulier à ne rien me dire d’elle. Elle arrivait d’une façon classe et détournée à ne jamais me dire comment elle allait, comment elle vivait son cancer. Elle évitait soigneusement de ne rien me faire partager qui pourrait me permettre de créer un lien qui dépasserait celui du soin. La seule chose qu’elle n’arrivait pas à dissimuler, c’était sa colère contre le crabe qui avait colonisé son sang. Une quasi-haine de la maladie recouverte d’une épaisse couche de sentiment d’injustice. 
Chaque fois, elle m’accueillait avec un sourire de politesse mais les sourcils froncés trahissaient son agacement de me voir. Moi, la soignante qui devait rappeler à ses yeux cette p*tain de maladie qu’elle n’arrivait pas à se sortir de la tête et qu’elle se prenait en pleine face chaque matin devant le miroir de sa salle de bain alors qu’elle s’acharnait à faire tenir sur son crâne chauve le fichu rose satin que sa fille lui avait offert. Je la voyais comme un fil de fer : tenir droit et s'échauffer, mais ne jamais plier.


Ma main se refroidissait au contact du métal de la poignée de porte, ma mallette de soins cinglait mon épaule et j’étais en retard. La patiente suivante devait être en train de m’attendre devant mon cabinet. La bête à deux têtes reliée à mon cœur d’infirmière s’est réveillée :


- Attends, ça fait des mois que tu t’en occupes et jamais elle n’a souhaité se confier !

- Oui mais son regard dans le mien et ses sourcils tristes, regarde la…

- La patiente d’après t’attend !

- ... Elle attendra !


Le bruit de ma mallette touchant le sol carrelé a fait se détourner ma patiente de son évier. Elle semblait étonnée, mais agréablement cette fois, de me voir prendre le temps pour elle. J’ai joint mes mains sous mon menton, ce truc que je fais à chaque fois que je n’ai aucune idée de ce que je vais dire :



- Je n’ai jamais eu de cancer. 
Mais en tant qu’infirmière je me suis occupée de beaucoup de patientes qui en étaient malheureusement atteintes. Je n’ose imaginer ce par quoi vous êtes en train de passer et je n’ai aucun conseil à vous donner. Je peux par contre, vous dire ce qui a marché pour les autres et espérer que cela fonctionnera pour vous.
Une patiente m’a dit une fois « J’ai commencé à me sentir mieux avec moi-même lorsque j’ai compris que mon cancer, aussi grave soit-il, ne me représentait pas tout entière. Je suis unique et mon cancer n’est qu’un tout petit aspect de moi, comme mes yeux bleus, ma fossette sur la joue droite ou ce vilain grain de beauté sur la hanche. Le cancer c’est plus grave qu’un grain de beauté c’est sûr, mais il ne mérite pas que je lui accorde plus d’importance. J’ai donné trop de mon temps, trop de ma vie à mon cancer. Trop de larmes, trop de haine. Je ne veux plus que mon cancer me détermine à présent. Je suis unique et mon cancer n’est qu’une partie de moi… Rien de plus ».


Je me suis bien gardé de lui dire que le cancer, que cette patiente incroyable ne voyait que comme une toute petite partie d’elle, l’avait emportée tout entière il y a quelques années déjà. Elle était partie heureuse, aussi dingue soit-il alors qu’elle était tellement affaiblie, tellement au bout de sa vie.


Ma patiente regardait le mur qui lui faisait face. Un mur blanc sans cadre. Ses yeux étaient brouillés et sa mâchoire serrée retenait difficilement sa lèvre tremblante :


- Laissez-vous le droit de craquer. Personne ne vous en voudra, même pas vous. Votre cancer ne vous détermine pas, ce n’est qu’une petite partie de vous. Tout autour de vous vous rappelle le cancer, et comment faire autrement quand vous le portez dans votre corps ? Vous êtes effrayée, mais qui ne le serait pas ? Vous avez de la colère, mais qui n’en aurait pas ? Ça fait des mois que vous essayez de tenir droit, maintenant laissez-vous le droit de plierAcceptez de craquer…


Elle n’a rien dit. Pas un mot. Ses yeux fixaient le mur blanc.


Je commençais à me demander si je n’aurais pas mieux fait de me taire. 
Je regardais ma mallette au sol en me demandant quel moment serait opportun pour la reprendre et partir, j’allais esquisser un mouvement vers la porte pour lui faire comprendre que je devais m’en aller et puis son visage s’est retourné vers moi. Ses yeux brillants n’ont pas quitté les miens pendant une seconde et demie avant de se détourner de moi pour retrouver son évier et sa tasse à café :


- Merci… 


D’un revers de mains, elle a essuyé une larme avant de se retourner vers moi en essuyant ses mains. Elle m’a remercié à nouveau avec cette pudeur qui avait remplacé la colère. Son visage était ouvert, les traits beaucoup moins durs, c’était presque magique. 

J’ai repensé à cette patiente incroyable qui s’était une fois attristée qu’un cancer n’avait d’utilité que pour celui qui en souffre : « On apprend à être malade, on se surprend à aimer la vie quand on la sait en sursit. Je pars sereine, mais pour les autres ? Ce n’est que de la peine… ». 
J’ai souris intérieurement en repensant à elle et en me disant avec plaisir qu’elle s’était un peu trompée. Je l’ai compris en entendant ma patiente de fer me dire son plaisir de me revoir le lendemain et se plier un peu pour prendre une belle forme arrondie que la colère avait rendu dure et inflexible.


Il est des phrases magiques qui vous sont léguées comme des cadeaux par des patients incroyables qui n’imagineront jamais à quel point leur existence auront pu aider l’autre. J’ai parfois l’impression d’être une messagère et j’aime assez l’idée de continuer à faire vivre ces gens incroyables que mon métier d’infirmière m’aura permis de rencontrer.


[ Photo : création magnifique de Tomohiro Inaba ]

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...