- Quoi y'a encore une grève de prévue ?
J'ai reposé ma pince kocher et
j'ai regardé mon patient. Il venait de lever les yeux vers son plafond et n'avait
même pas remarqué qu'il m'avait blessé. Ce matin-là, j'aurais pu ne pas relever,
ne pas me sentir touchée mais d'un coup j'ai repensé au mail que j'avais reçu sur mon
blog et à cette infirmière qui m'avait écrit : "Ça fait du mal et ça fait du bien de te lire, parce que pour une
fois je me rends compte que je ne suis pas la seule à avoir envie de me foutre
en l'air". D'un coup, mon cœur qui s'était vrillé d'un petit trois fois
rien a eu des relents de beaucoup trop...
Je l'ai regardé lui, qui avait
les yeux figés sur son plafond, lui qui ne voyait pas plus loin que la peinture
blanche au-dessus de sa tête, lui qui ne se doutait pas que nos blouses de la
même couleur étaient entachées par ce même goût de sang amer que nous avions au
fond de nos gorges de soignants.
J'ai terminé mon soin dans un
silence religieux à faire pâlir mes ancêtres les cornettes, puis en mettant mon
blouson en cuir, je lui ai dit : "Mais vous savez que la santé est malade et que demain peut-être, vous serez condamné
à devoir vous soigner tout seul ?".
Je lui ai dit combien sa
réflexion ne m'étonnait pas, parce que Marisol Touraine devait elle aussi lever les yeux vers les
moulures du plafond blanc de son bureau. Qu’elle devait être agacée en se disant
combien il y avait plus grave à traiter en ce moment, en se disant qu’il y
avait certainement des sujets de plus grande importance à tweeter comme les
Pokemons qui font courir nos gamins ou le burkini qui couvre nos femmes… Sa loi
santé elle, ne couvre pas les besoins en soin et fait courir les soignants mais ça, ça ne mérite pas 140 caractères.
J'aurai voulu lui dire tellement
de chose à ce patient...
Mais d'un coup, je me suis sentie fatiguée de devoir me
justifier de sortir dans la rue pour essayer de me faire enfin entendre du
Gouvernement. Je me suis sentie lasse de devoir expliquer à celui que je
soignais depuis des semaines pourquoi je ne serais peut-être plus là demain pour
panser ses plaies. Je lui ai serré la main en lui souhaitant une agréable
journée et je suis allée m'enfermer dans ma voiture. J’ai claqué la porte et je
me suis retrouvée seule dans cet habitacle froid aux fenêtres pleines de buée :
- Bordel !!
Voilà tout ce qui est sorti de ma
bouche une fois installée derrière mon volant de libérale. Génial.
Cette grève,
je savais d'avance que je ne pourrais pas y participer et d'un coup je me suis
sentie complètement seule. Complètement inutile et seule. J'ai regardé mes
mains qui tenaient mon volant et j'ai repensé à ces mêmes mains posées sur mon
clavier d'ordinateur la veille. Ces doigts qui tentaient de répondre à cette infirmière qui m’avait vrillé le cœur. J’écrivais,
puis j’effaçais, puis je réécrivais... Puis j’effaçais à nouveau. Qu'est-ce que
j’aurais pu dire à cette soignante pour qu'elle ne se foute pas en l'air ?
Qu'est-ce que j’aurais pu dire à ce patient pour qu'il cesse de lever les yeux
en l'air ? J'aurais pu lui dire...
- Tu le savais qu'on allait mal ?
Tu le savais toi que je ne suis
payée que 3€04 net en vrai pour ta prise de sang ? Que j’y passe dix minutes
parce que tu es un trentenaire avec des veines épatantes ou trois
fois plus de temps car tu es une enfant de deux ans avec des veines inexistantes. Que j’y resterais tout
autant parce que cette prise de sang sera celle de trop au milieu de tous tes
traitements de chimio’, mon temps, mon écoute et mon coeur de soignante pour trois euros. Tu le savais toi que la sécu’ m’interdit de te facturer
plus d’un soin et demi et que cette injection en plus de ton pansement et de
ta demi prise de sang ne me sera pas payée même si je l’ai réalisée ? Tu le
savais toi que la semaine dernière j’avais dû faire payer un
patient sous CMU pour l’ablation de sa sonde urinaire parce que c’est un soin prescrit par un médecin mais que la sécu’
refuse de l'inclure dans la nomenclature pour permettre aux patients d’être
remboursés ? Tu le savais toi que le mois dernier je n’ai pas pu me dégager de
quoi me verser un salaire décent, parce qu’il y a eu l’URSSAF, ma caisse de
retraite à payer et toutes mes charges tombées sur le coin du nez. Que j'ai dû demander de l'argent à mon conjoint pour m'aider à me payer mon congé maternité parce que la sécu' a mis trois mois à me payer mes indemnités d'arrêt d'activité… Il est beau
le fantasme de la libérale bourrée de fric !
Tu le savais toi qu’on allait mal et que nos conditions de travail ne sont pas les mêmes que Nina?
Tu savais que mes collègues de service
épuisées étaient rappelées sur leur repos pour venir remplacer leurs collègues
malades parce qu’il n’y aurait soi-disant pas de budget pour embaucher des intérimaires ?
Tu savais toi qu’elles étaient parfois obligées de se cotiser pour changer leur
machine à café ? Qu’elles travaillaient aussi dans des locaux vétustes et non adaptés auprès de patients de plus en plus exigeants, nombreux et intransigeants ? Je t’assure que c’est le genre d’endroit qui te donne ce
petit frisson en bas du dos quand tu reprends ton service à 6h du matin.
Tu le savais toi que la santé n'était régie que par l'obsession de combler ce putain de trou de la sécu' ?
Tu le savais toi que, sous
couvert d’économie, Marisol Touraine continuait de fermer 16 000 lits et
de supprimer (non, pardon "non remplacer", c'est socialement plus correct) 22 000 postes dans les services hospitaliers ? Qu’elle avait
augmenté la chirurgie ambulatoire (celle où tu pars de chez toi le matin, où tu
te fais ouvrir au bloc le midi et où tu rentres chez toi le soir) et qu’elle demandait aux
soignants de faire toujours plus d’actes avec toujours moins de moyens mais en drainant toujours plus de patients ?
Tu savais que notre Ministre de la santé avait eu le culot de reprocher aux libéraux d’avoir augmenté leur activité sans même se rappeler que nous sommes au bout de la chaîne et que c’est nous qui soignons ensuite ces patients de l’ambulatoire… Elle veut nous faire économiser trois milliards d'euros d'ici l'année prochaine, je crois qu'il serait vraiment urgent que les français y mettent un peu du leur et qu'ils arrêtent de vieillir et de tomber malade.
Tu le savais toi qu’on pouvait
soigner et se faire briser les deux mains ?
Qu’on pouvait se faire lyncher
par nos patients pour une attente trop longue aux urgences ou parce qu’on était
seul à ce moment-là pour écouter leur colère et leur haine. Ce n’est plus un
mythe, l’infirmière sur laquelle tu fantasmais hier, se fait bel et bien taper
sur la gueule aujourd’hui. 5700 fois l’année dernière pour être précise, un
acte de violence toutes les trente minutes, et oui.
Tu le savais toi que j’ai parfois ce petit sentiment de mal soigner bien ancré là, au milieu du plexus ?
Moi qui pensais m’en être débarrassé en quittant les services hospitaliers.
Ce sentiment amer qui a amené certain d'entre nous à malheureusement préférer se foutre en l'air plutôt que de se lever le lendemain, enfiler sa blouse et ses crocs et faire comme si de rien n'était. Ce sentiment qu’on aurait pu
faire tellement de belles choses si on nous en avait simplement donné les moyens...
Tu lèves les yeux au ciel et tu t'en fiches peut-être pas mal que nous n'allions pas bien.
Tu te dis qu'il y aura toujours des soignants pour t'écouter te plaindre, pour panser tes plaies, pour soutenir ta femme, ton pote ou ton parent. Tu te dis que tu trouveras toujours une main tendue, un cœur ouvert et tu ne te poses pas la question de la bonne réalisation de tes soins ou de leur remboursement. Mais la réalité est belle et bien là devant toi : tes soignants vont mal.
Nous sommes aujourd'hui dans la rue pour te dire que ton avenir en tant que patient ou en tant que soignant se joue peut-être demain. Pour crier que nos conditions de travail sont aussi tes conditions de soins. Pour te prévenir que si nous n'agissons pas pour la santé aujourd'hui, nous ne serons peut-être plus en mesure de bien te soigner demain.
Mardi 8 novembre 2016 :
grande manifestation nationale des soignants de France sur Paris et dans quelques villes en France,
" La santé de tous est
en danger.
Sans moyens pour mieux vous soigner, ce sont vos soignants et votre santé que vous condamnez. "
[ Illustration de Giuseppe Colarusso ]