vendredi 21 octobre 2016

Coup de gueule infi' #22 : On me rajoute des casquettes et on me retire la blouse.




- Ton travail, c’est de me poser trop de questions !


La vieille dame a recalé son obésité en faisant grincer son fauteuil roulant. Je venais de lui demander si elle avait besoin de quelque chose avant que je parte et en réponse elle m’avait tendu sa liste de courses. Sympa. Alors agacée par le manque cruel de reconnaissance qu’elle exprimait depuis toujours pour mon travail d’infirmière libérale et fatiguée de cette mauvaise humeur avec laquelle elle m’accueillait chaque matin depuis des années, je lui avais posé cette simple question : " Mais vous savez ce que c’est mon travail au juste ? "

Assise face à sa table en formica marron recouverte d’une nappe délavée sur les bords elle a repoussé nerveusement une mouche de son mouchoir bleu à carreaux, une des rares qui avait échappé au papier tue-mouche accroché toute l’année dans sa salle à manger. Sans me regarder, la vieille patiente a répondu d’un aplomb calé au centimètre près dans ce fauteuil roulant trop petit : ton travail, c’est de me poser trop de questions ! 



Voilà ce qu’elle m’avait répondu. Et en gros, je l'ennuyais à faire valoir mes compétences.



C'était une punchline-badass-du-troisième-âge comme je les aimais habituellement. Mais ce matin-là, sans vraiment savoir pourquoi, j’ai été agacée de l’entendre me répondre qu’elle ne savait pas à quoi je servais. Ok elle est alcoolique, ok elle est probablement sénile, ok sa solitude la rend certainement aigrie, OK ! Mon diagnostique foireux en poche, je regardais ma vieille patiente s'acharner contre cette mouche qui ne voulait pas mourir et je me suis dit qu'elle se fichait bien de qui j'étais et de pourquoi j'étais là, tant que j'étais présente pour elle, ses bouteilles de rouge et son salon plein de mouches.



Je suis sortie pas franchement calmée de chez la vieille dame. Il faut dire que depuis quelques temps ma patience et ma bienveillance d’infirmière libérale étaient soumises à rude épreuve. 



Il y a eu les auxiliaires de vie et les aspirations endotrachéales qu’elles allaient maintenant pouvoir réaliser entre le ménage et les courses. Il y a eu les HAD et certaines perfusions et pansements dit "complexes" qu'elles avaient récupéré en estimant qu’ils ne relevaient plus de notre rôle de libérale et qui continuaient de grappiller toujours un peu plus de soins sur le terrain des IDEL. Il y avait maintenant les facteurs qui allaient pouvoir livrer les piluliers au domicile de mes patients entre leur commande Damart et leur facture EDF et il y a eu ce décret voté le 17 octobre dernier et qui autorise maintenant les pharmaciens à vacciner contre la grippe dans les officines.




Auxiliaire de vie et aspiration, facteur et pilulier, pharmacien et vaccin… Il y a de quoi se perdre sur la définition de ce qu’est un soignant ! 



Ça m’a rappelé cette patiente chez qui je m’étais déplacée et qui voulait profiter de sa prise de sang trimestrielle pour que je retire les fils de son chien fraichement opéré. Ça a fait remonter à ma mémoire toutes ces ampoules grillées qu’on me demandait de changer, ce courrier qu’on me demandait d’aller chercher, ces fleurs sèches qu’il aurait fallu arroser, ces horloges qu'il faudrait avancer ou retarder (je ne sais jamais) deux fois par an parce que le bras est trop court et les aiguilles bien trop hautes, ces repas refroidis bien meilleurs s’ils étaient réchauffés et le journal du jour "Tiens ! J'te donne un sou"... 

Tous ces services que je ne rends pas la plupart du temps de peur que mes patients se perdent dans le pourquoi de ma présence auprès d’eux, de peur qu’ils prennent des habitudes qui seraient trop éloignées des gestes qui m’amèneraient à prendre soin d’eux.


Parce que je ne suis ni Bob le bricoleur prêt à tout réparer dans la maison de mes patients ni Docteur La Peluche prêt à soigner ce qui a quatre pattes, un bec ou un museau plein de dents. Parce que je n'ai rien de l'Inspecteur Gadget prêt à solutionner le moindre problème de ceux dont je prends soins et parce que je n'ai rien à voir avec la Nina de France 2 toujours prête à tout sauf à faire son travail en soignant ceux qui en ont vraiment besoin. Parce que je suis de moins en moins ce Bisounours full-of-love que j'étais en sortant de l'école et que je n'ai plus envie d'être un Oui-Oui qui dodeline de la tête et qui ne dit jamais non. Non !

Depuis que je travaille à domicile, j'ai l'impression qu'on me rajoute des casquettes alors que j'ai déjà du mal à me séparer de ma cornette. J’ai maintenant l’impression qu’on essaie doucement de m'enlever ma blouse de soignante en me demandant gentiment de ne pas protester. L'impression qu'on me retire des soins et qu'on me fout à poil parce que des politiques ont voté et décidé pour moi de qui pourrait prendre soin de mes patients sans même se poser la question du coût et des conséquences de leurs votes.




Moi, je suis juste une toute petite libérale de campagne. J'arpente les routes d'une maison à l'autre de mes gens. Je suis une infirmière diplômée et reconnue et que je veux le rester. Je suis une soignante avec des compétences et je veux juste les conserver... 


Bonus-grève :  Le Mardi 8 Novembre prochain, un mouvement de grève national conduira une partie des infirmières à se réunir dans la rue pour protester contre nos conditions de travail, contre la pression des CPAM et contre le JeMenFoutisme des politiques. Cette vague blanche sera, je l'espère, un pied de biche pour lever les professionnels de santé en souffrance qui ont malheureusement bien du mal à se faire entendre. Alors, on grève ou on crève ?

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...