- Vous avez bien fait de l’acheter, ce petit pull vous va très bien.
J’ai retiré l’habit que je venais
d’acheter et je l’ai rangé dans le sac qui contenait le gilet bleu roi et le
collier sautoir que j’avais chiné pendant les soldes d’hiver dans ce magasin de
fringues pas chères. Allongée dans son lit d’hôpital, la sexagénaire fatiguée semblait
avoir vingt ans de plus. Je lui ai tendu mon collier à 10 € qu’elle a examiné
de ses longs doigts secs en prenant le temps de s’intéresser à ce qui semblait
avoir de la valeur à mes yeux sans me montrer qu’il n’en avait aucune pour les siens.
D’énormes bagues dorées ornées de pierres précieuses semblaient se perdre sur
ces phalanges amaigries. Elle était riche, très riche et ma présence à ses
côtés en était la triste preuve.
- Je suis fatiguée…
J’ai repris le collier qu’elle
gardait contre elle dans ses mains ouvertes, trop épuisée pour me le tendre. J’ai
remonté jusqu’à ses épaules ce dessus de lit en patchwork coloré qu’elle
gardait toujours sur ses jambes. Ne dépassait plus de la couverture que sa
toute petite tête dont le crâne quasi chauve était recouvert d’un fichu en
satin rose pâle. Les traits de son visage étaient cernés par la fatigue et le
cancer. Elle a légèrement tourné son visage sur le côté en me montrant sa joue
creusée, ses yeux se sont fermés et elle s’est endormie. J’ai coupé le son de
la radio pour taire la musique classique et j’ai éteint ce néon blanc au-dessus
d’elle, désagréable lumière artificielle qui rappelait à nos yeux fatigués que
nous étions dans une des chambres de ce service privé de soins palliatifs.
Je me suis installée dans le
fauteuil froid en plastique bleu en face d’elle en tenant ce livre que je n’arrivais
pas à terminer. Depuis un mois, je venais trois nuits par semaine dans cette
chambre pour veiller ma Dame. Je passais mes nuits d’étudiante en commerce
auprès d’elle parce qu’elle avait peur de mourir seule et parce que j’avais
besoin d’argent. Je faisais partie d’un réseau de veilleurs de nuit payés au
black pour être là « au cas où »,
pour tenir la main, pour écouter, pour combler le vide de cette chambre que les
angoisses nocturnes venaient remplir une fois la nuit tombée. Les infirmières
du service se doutaient du pourquoi de ma présence, elles ne posaient pas de
questions et semblaient presque soulagées de me savoir auprès de leur patiente inquiète.
Le visage de la dame s’est
retourné vers moi et les yeux toujours fermés elle s’est mise à râler. Les
sourcils froncés elle a susurré mon nom. Je suis là, vous avez mal ? Je
viens de sonner pour appeler l’infirmière. Je lui ai caressé la main que j’avais
sortie de dessous sa couverture pour libérer le cathéter. L’infirmière est
arrivée dans la chambre suivie de près par une étudiante. Elle a injecté un
produit dans la perfusion et son visage s’est détendu. Elle s’est rendormie. Les
soignantes évoluaient autour d’elle comme des chouettes silencieuses, sans un
bruit et avec toute la légèreté d’une plume. Leurs gestes étaient doux et leurs
voix monocordes détendaient jusqu’à l’os.
Je venais d’être acceptée à l’écrit
des concours d’entrée à l’école d’infirmière et j’allais passer les oraux d’ici
quelques semaines. Mon job de veilleuse de nuit n’avait fait qu’amplifier mon
choix de quitter ces études de commerce qui ne m’apportaient rien.
Ma Dame toujours endormie, j’ai
lâché ce livre dont je n’avais pas lu une page et je me suis levée pour me
dégourdir les jambes en faisant les cent pas dans la chambre uniquement
éclairée par la lumière chaude des toilettes entrouvertes. La table de chevet
près du lit était recouverte de bibelots. Une photo encadrée représentait le
portrait d’une belle femme à l’allure autoritaire et puissante. Les cheveux
longs bruns-roux retombaient sur un magnifique tailleur rouge et elle tenait contre
elle une pochette en cuir noir maintenu par un poignet orné d’un gros bracelet
doré. J’avais mis des jours à comprendre que c’était elle, avant. Avant le
cancer, avant la solitude de la maladie, avant cette petite mort qui avançait doucement
vers elle et qui lui rappelait tous les jours un peu plus ce qu’elle avait de
moins en moins. Une nuit, elle m’avait racontée toute sa vie.
Pendant des heures
elle m’avait parlé d’elle. La vie de cette chef d’entreprise
reconnue de tous, et surtout de ces hommes qu’elle s’était donné comme mot d’ordre
de dominer. Elle s’était mariée deux fois. Une fois par amour, une fois par
dépit. Elle n’avait pas d’enfant. « A
chaque mariage j’ai perdu une aile, mais chacun de mes amants m’ont permis
de me relever et de marcher droit ». Elle avait préféré parcourir le monde
pour développer ses entreprises. Les États-Unis, l’Asie et la Russie. Invitée
par les ambassadeurs et les Ministres de l’économie elle avait tissé un réseau
puissant de connaissances professionnelles. A côté du cadre se trouvait un
petit carnet en cuir rouge.
Il contenait les noms et les numéros de tous ceux qu’elle
connaissait. Des chefs d’état, des PDG du CAC 40, des amis d’avant et sa sœur : « Ce carnet, c’est ma plus grande
douleur vous savez. Il représente tout ce que j’ai eu, tout ce que je n’ai pas
pu avoir et tout ce que j’ai perdu. Ce carnet me rappelle que j’ai gagné ma vie
à ne plus savoir quoi faire de mon argent tout en perdant ceux dont je pensais
ne rien avoir à faire. ». Cette nuit-là, elle avait beaucoup pleuré et
mes yeux s’étaient brouillés à écouter cette femme regretter presque toute une
vie. Chaque soir, elle composait les numéros de ces amis qu’elle avait perdu de
vue, pour se raconter un peu, pour se racheter aussi, pour combler encore et
toujours le vide qu’elle avait créé autour d’elle. Elle pleurait souvent le
combiné une fois raccroché.
Ses choix professionnels et cette
douceur qu’elle avait dissimulée sous une épaisse couche de dureté l’avait
isolée de tous à présent. Même ses anciens collaborateurs s’étaient détournés
de celle qui ne dirigeait plus, de cette puissante dame de fer qu’un cancer
avait diminué au fond d’un lit et qui était devenue inutile pour eux. Presque
chaque soir, elle appelait son unique sœur avec qui elle s’était fâchée depuis
des décennies. Elle laissait un message sur son répondeur en espérant à chaque
fois que sa sœur viendrait la voir pour lui tenir la main une dernière fois…
Elle me disait apprécier ma présence
tout en la regrettant :
- J’ai finalement sacrifié ma vie à la gagner et je suis obligée de payer quelqu’un pour m’accompagner vers la mort parce que je suis seule, c’est tragique.
Et ça l’était, tragique. Je
m’étais alors donné comme mission de ramener la vie au plus près d’elle. Je lui
montrais les vêtements que j’avais achetés pendant les soldes et elle me parlait
de ses tailleurs toujours rouges parce que « Ça
donne du caractère et que ça impose la puissance», je lui montrais les
photos que j’avais prises de la gelée du matin et elle me racontais ses hivers
en Russie, nous parlions souvent musique et elle me parlait des opéras de Paris
et des concerts de New-York, je lui parlais du livre de Bernard Werber que je
lisais et elle me décrivait cette immense bibliothèque chez elle et de ses livres
par milliers qui lui manquaient tant…
- Vous avez déjà mangé votre dessert ?
Je me suis retournée vers elle. Je
n’avais pas remarqué que ma Dame me regardait alors que j’étais debout face à
la fenêtre à scruter la nuit et ses lumières qui éclairaient la vie du dehors
figée par l’hiver. Non, je n’avais pas encore pris mon dessert. Comment
aurais-je pu déguster seule ce petit rituel que nous avions instauré toutes les
deux ? Chaque soir, j’amenais la fin de mon repas que je n’avais pas eu le
temps de prendre chez moi et nous mangions ensemble nos desserts respectifs. Bien souvent une Danette au chocolat pour moi et pour elle, une crème hyper-protéinée
qui n’avait de café que le nom. Depuis quelques jours elle ne mangeait plus
rien mais elle tenait à ce que je continue à prendre mon dessert devant elle.
Je lui demandais alors ce qu’elle adorerait manger et par mes mots je décrivais
son repas imaginaire en hypnotisant et en rassasiant son estomac vide : Qu’est-ce que je vous prépare à
manger ce soir dites-moi ?
Ma Dame avait longuement hésité, et
puis elle m’avait répondu :
- Je crois que je vais conclure nos entretiens culinaires par mon dessert préféré : une part de clafouti.
Elle m’a raconté qu’elle en avait
beaucoup mangé, mais qu’aucun ne valait celui de sa défunte mère. Sa maman prenait
toujours soin de laisser dans le gâteau une cerise avec son noyau, elle
appelait ça « la fève du pauvre ».
Ma Dame, alors enfant de prolo, s’arrangeait toujours pour choisir la part où
il y avait le plus de petits fruits rouges pour avoir plus de chances de tomber
sur la fève, ce qui exaspérait toujours sa petite sœur qui ne gagnait jamais
rien. Et puis un jour, trop pressée de gagner elle était tombée sur le noyau et elle s’était
cassée une dent.
Je n’avais pas tout de suite
compris pourquoi elle m’avait parlé de « conclure »
notre entretien culinaire… Et puis quelques jours plus tard, alors que je ne l’avais
pas revue depuis trois nuits et que je terminais mon repas en ayant pris soins
de mettre ma Danette dans mon sac à main, j’ai reçu l’appel de l’autre veilleur
: je n’avais plus besoin de me rendre auprès d’elle dorénavant. Ma Dame était
décédée l’après-midi même en présence de sa sœur. Elle avait fini par passer
outre la dureté de la Dame de fer, pardonner les fèves perdues et elle était
venu lui tenir la main, une toute dernière fois.
Finalement, la vie c’est un peu
comme un clafouti. On pense se régaler en mangeant la part qui a le plus de
fruits et puis un jour, à trop vouloir gagner la fève on tombe sur un noyau et c’est seulement
à ce moment précis qu’on comprend qu’on aurait dû partager plutôt que
de vouloir gagner à tout prix…
[ photo de Alexey Bednij ]