- Oui bonsoir, je me permets de vous appeler parce que vu l’heure, je me demande si vous ne m’avez pas oublié !
La voix que j’écoutais
sur mon répondeur était douce, presque susurrée. La jeune femme ne semblait pas
inquiète de ne pas me voir arriver et le ton de ses mots laissait presque penser
que cela l’amusait. Je l’ai rappelé de suite. Gênée, je lui ai fait répéter son
nom encore une fois et je cherchais des yeux l’emplacement de son soin dans mon
agenda. Rien. B*rdel, je l’avais vraiment oublié !
« Je fais au plus vite ! », je lui ai dit mot pour
mot ce que je venais de répondre aux trois autres patients qui m’avaient appelé
avant elle, plus inquiets qu’agacés de ne pas me voir franchir la porte de chez
eux pour les soigner. Parce que j’avais quarante minutes de retard dans ma
tournée de ce soir. Quarante minutes. Je ne savais même pas comment rattraper ça ! Et j'allais devoir en plus caser le soin de ma patiente-oubliée…
Il y avait eu cette
très vieille dame qui refusait de passer la nuit ailleurs que dans son canapé
mou en velours à fleurs. J’avais dû négocier tout en douceur pour la décider à
se lever pour finalement me rendre compte que ma vieille patiente était
souillée de selles jusqu’aux épaules. La pauvre. Grande toilette et eau de
Cologne, nettoyage du fauteuil et lancement de la machine à laver pour nettoyer l'unique robe d'hiver que son manque de fric empêchait de changer. Il y avait eu cette maison
que je ne trouvais pas dans le noir parce que tous les voisins s’étaient
accordés pour ne pas mettre de numéro sur leurs façades. Il y avait eu ce
pansement pas prévu mais que j’avais dû refaire « parce qu’il s’est décollé sous la douche tout à l’heure !».
Il y avait eu ce texto reçu d’une des rares patientes possédant mon numéro de
portable, ma patiente-chouchou qu’un p*tain de cancer était en train de m’enlever…
« Je me suis faite hospitaliser, je
suis tellement fatiguée… Je t’embrasse ». Je l’ai rappelé, comment
faire autrement ? J’avais besoin de l’entendre et de lui parler, lui dire
que je pensais à elle. Comme pour continuer à la soigner…
Quand j'ai garé ma voiture devant la maison de ma patiente-oubliée, j’étais un petit mélange de rien.
Un peu d’élan saupoudré de peine, gratiné de fatigue avec des grumeaux d’inquiétude.
Et puis j’ai frappé la
porte en bois de cette façade qui, d’un coup, me disait quelque chose… Elle m’a
accueilli d’un large sourire sincère en m’invitant à entrer après avoir accepté
mes excuses sans se formaliser. Le chat blanc et noir se
rappelait de mes mollets contre lesquels il prenait plaisir à se frotter. Je suis entrée dans le salon et je me suis revue écouter ma patiente me parler de ce tableau magnifique qu’elle m’avait confié avoir
reçu de son grand-père couvreur et peintre à ses heures. Son visage fatigué me
disait quelque chose, mais j’avais du mal, vraiment, à me rappeler pourquoi j’étais
venu la voir il y a quelque temps :
- Vous êtes venu pour
me faire une injection de déclenchement de FIV parce qu’on arrivait pas à faire
un enfant…
Je me suis avancée vers
le canapé où se trouvait son conjoint. Je n’ai pas pu le saluer en lui serrant la main, il
était trop occupé. Le jeune homme tenait tout contre lui une petite masse chevelue endormie sous
une épaisse couverture rose :
- C’était il y a neuf
mois, tout pile !
C’est con, mais j’ai
été émue.
J'étais remuée et j'ai oublié mon retard, mes tracas, mon gros coup de cafard.
Je me suis revue
quelques mois en arrière lui injecter son produit dans la fesse en récitant dans ma tête mon
mantra-spécial-ventre-creux-qui-n’arrive-pas-à-se-remplir et j’ai espéré sincèrement y voir
grandir un enfant. Je ne sais pas si c'est mon mantra-un-peu-bête, la chance ou mon injection qui aura permis à ce bébé de naitre, mais il était là, devant moi.
Ma patiente, sans s'en rendre compte, venait de remuer mon « Petit mélange de rien » pour le
transformer en quelque chose de doux et de beau, un tout petit rien en un grand tout.
[ illustration de Travis Bedel ]