- Ah, mais vous êtes partout ! Je vais en gagner des points cette semaine !
Elle avait bonne mine. La dame tout juste septuagénaire
portait de jolis vêtements qui lui allaient bien, elle avait le teint plus
clair et ce sourire discret bien plus présent que la toute première fois
que je l’ai vu, il y a plusieurs mois. C’était semble-t-il l’amie d’une de mes patientes dont les
pansements d’ulcères coulaient au point de nécessiter une réfection
quotidienne.
Celle qui avait bonne mine et qui
comptait les points était une dame que je voyais tous les trimestres pour des
prises de sang. Toujours chez elle, jamais à mon cabinet. Parce que chez elle
ça sentait le café et le cocon rassurant d’une maison vide qui avait abrité
la vie de toute une famille. Parce que venir au cabinet voulait dire affronter
le dehors, le regard de ceux qui ne vous calculent pas et les sourires des
voisins qu’elle ne connait plus.
Elle avait accompagné pendant de
nombreuses années son mari dont la maladie chronique et dégénérative
ressemblait à un carcan, une grosse carapace qui avait enfermé en dedans lui l’homme
qu’elle ne reconnaissait plus vraiment. Un Alzheimer bien cogné qui avait creusé d’énormes
trous dans le passé en laissant ma patiente vivre le présent aux côtés d’un homme qui n’avait
plus d’identité. Le couple avait fini par se couper du monde en ne partageant plus
rien de la vie du dehors. Par peur des regards, par fatigue de devoir toujours
tout réexpliquer à ceux qui ne comprendront jamais et par pudeur de ne pas
étaler aux yeux de tous l’état de santé d’un homme qui ne la reconnaissait plus
et qui se demandait qui était cette femme qui disait être la sienne.
- Ça fait dix ans, et pourtant c’est comme si c’était hier. J’ai l’impression que je vais crever dans cette maison. Elle m’étouffe mais j’ai peur d’en sortir. Je ne sais plus comment faire avec les autres…
La dépression c’est terrible. C’est
comme être au fond d'un puits aux parois toutes lisses. On se dit qu’on va finir par retrouver
la surface mais il n’y a rien pour s’agripper et aider à remonter. Son puits à
elle était très profond, mais genre vraiment profond, au point qu’une fois elle
avait décidé de ne plus relever la tête en cherchant la lumière et avait
préféré crever au fond de son trou, avec des cachetons dans une main et de l’alcool
dans l’autre. Elle avait appelé son médecin et je m’étais retrouvé chez elle le
lendemain avec ma mallette de soins, ma boite à prise de sang et mon échelle de
corde sous le bras.
Tout en préparant mon matériel nous
avons parlé de son mari, de ces dix années qui avaient suivi sa mort et qui l’avaient fait descendre aussi bas. Et
puis j’ai serré le garrot et nous avons parlé de sa déco et de ce tableau
magnifique et coloré au-dessus du canapé. J’ai alcoolisé le pli de son coude
avec un coton et nous avons parlé de l’odeur de café et je lui ai demandé ce qu’elle
allait manger pour l’accompagner. J’ai piqué et j’ai parlé du chat qui dormait
sur la chaise tout près d’elle et qui préférait habituellement le jardin à l’obscurité
de sa maison. Sentant qu’elle se renfermait j’ai commencé à enfiler les tubes
dans le corps de pompe et je lui ai parlé de son jardin. De sa sauge en fleur, magnifique et rose
dans l’entrée et du Lila des Indes devant sa porte et qui aurait besoin d’être
taillé si elle voulait qu’il refleurisse :
- Cet arbre-là ? Je ne savais pas comment ça s’appelait ! Mon mari l’a planté quand nous avons acheté la maison…
La nostalgie l’a reprise. Pour
tailler l’arbre, il fallait sortir… Pour sortir, il fallait qu’elle en ai l’envie…
L’envie de sortir du fond de son puits aux parois toutes lisses.
Alors que j’étais en train de prélever mon dernier tube, j’ai décidé de sortir mon échelle de corde. Une échelle aussi longue que la distance qui la séparait de la surface et je lui ai dit « Je vaux 5 points ». Elle a relevé son visage vers moi en relevant les sourcils sans vraiment comprendre ce que je venais de dire :
Alors que j’étais en train de prélever mon dernier tube, j’ai décidé de sortir mon échelle de corde. Une échelle aussi longue que la distance qui la séparait de la surface et je lui ai dit « Je vaux 5 points ». Elle a relevé son visage vers moi en relevant les sourcils sans vraiment comprendre ce que je venais de dire :
- Disons que vous allez passer un contrat avec vous-même. Il n’y a rien à gagner à part l’immense satisfaction d’avoir réussi toute seule à remonter à la surface via l’échelle de corde que je viens tout juste de balancer jusqu’au fond de votre trou.
Après avoir retiré l’aiguille, j’ai
scotché le coton boule au pli de son coude et j’ai continué :
- Une marche de montée c’est un point de gagné et pour gagner des points il y a des petites choses à faire. Vous devez vous coucher chaque soir en ayant accompli au minimum 5 points et terminer votre semaine en ayant gagné au minimum 40 points. Un peu comme les points qu'on calcule dans certains régimes sauf que là, le but est d'en gagner le plus possible.
Pendant que je remplissais le bon
de laboratoire elle a pris une feuille et a commencé à faire la liste des
choses pouvant l'aider à sortir de son trou :
Aller chercher le courrier
|
1 point
|
Aller chercher son pain à pied
|
2 points
|
Saluer un voisin
|
3 points
|
Parler à un voisin
|
4 points
|
Croiser l’infirmière au volant de sa voiture
|
5 points
|
Un peu comme au scrabble, je lui
ai proposé des « compte-double » comme sortir les jours de pluie,
ou accoster un voisin qui était accompagné de quelqu’un. Croiser ma voiture deux fois dans la journée c’était carrément compte-triple. Au fur et à
mesure de mes visites, elle a allongé sa liste des objectifs de points à atteindre et de nouvelles
actions l’emmenant toujours plus vers l’autre, loin de sa maison et plus près de la surface. Une fois, elle
était même allée au bord de la mer manger une crêpe. Ce jour-là, elle avait gagné
plein de points. Ils compensaient largement les soirs où elle se couchait avec
un zéro pointé en fin de journée.
J’ai terminé les pansements d’ulcères
de mon autre patiente et j’ai salué les deux vieilles amies qui avaient renoué
contact. En me rendant chez mon patient suivant, je suis passée devant chez
elle : l’arbre de son entrée avait été taillé et il était en fleur. Il était magnifique. C’est con mais ça m’a
donné du baume au cœur, tout autant que la dernière fois que je l’ai vu et qu’elle
m’avait raccompagné jusqu’à ma voiture en me confiant au moment où je refermais
ma portière : « Vous valez bien plus que 5 points ». Ce jour-là, elle a fait gagné à mon cœur de soignante un bon compte-triple de reconnaissance que je ne suis pas prête d'oublier !