lundi 3 juillet 2017

Soyez courageuse Madame… Et démerdez-vous.







- Tu veux du sucre ou du miel dans ton thé ?


Elle a versé l’eau chaude dans ma tasse et s’est assise en face de moi en remettant une mèche de cheveux derrière son oreille. Les coudes appuyés sur le bord de la table, elle se réchauffait les mains en entourant de ses paumes sa tasse de café chaud. Elle m’est apparu toute petite d’un coup, et fatiguée. Non, épuisée. Depuis que son mari était hospitalisé, elle soufflait un peu, même si sa pudeur lui interdisait de le confier. Je savais que les derniers jours avaient été difficiles pour elle et je profitais de la fin de ma tournée pour passer prendre de ses nouvelles :


- C’est pas bien ce qu’ils ont fait…


« Ils » c’étaient les médecins de l’hôpital. Elle a détourné les yeux vers son chat qui se frottait contre le pied de la table. Elle avait dit ces quelques mots avec une voix douce, presque susurrée par l’épuisement. Accompagner son conjoint vers la fin de son existence, ce n’est pas rien. C’est un peu comme si ta vie à toi tout entière était en pause. Comme si l’espace-temps qui entourait la maison importait peu alors que, pour être honnête, tu lui en veux tellement à ce putain de temps. 
A ces minutes terribles où, impuissante, tu le regardes vomir. A ces heures interminables dans ton lit où tu fixes le noir de ton plafond, et que tu attends. A ces nuits blanches où tu tends l’oreille en te disant que c’est peut-être fini, et puis tu l’entends et tu te dis qu’il va encore falloir attendre... Ce putain de temps qui te fais culpabiliser de trouver ça long. Le temps qui distend les sentiments en les rendant fins, forts et fragiles à la fois. Le temps, dont tu manques pour profiter de lui, alors même que tu l'implores de passer plus vite, parce que tu n’en peux plus… 

Elle a caressé la tête de son chat qui avait fini par s’installer sur ses genoux.

J’ai soufflé machinalement sur mon thé qui n’était même plus chaud et en relevant les yeux sur elle, je me suis dit que c'était du gâchis. Parce que la maladie leur avait un peu voler la fin de leur vie de couple. Parce qu'elle leur avait épuisé le peu de temps qu'ils avaient à vivre à deux. A l'hôpital, ils n'avaient pas l'air de comprendre ce que c'était que de voir son mari dépérir dans ce lit dans lequel ils ont surement adoré faire l'amour et dans lequel ils ont certainement peur d'attendre la mort. A deux. Toujours.

Depuis les dernières transmissions de mon collègue, j’étais dans une colère dont j’avais du mal à me séparer, solidement accrochée à ma couenne de soignante car engluée dans une tristesse que j’avais du mal à cacher. Celle de voir partir un des patients auquel je tenais le plus…
 

-  Ils l’ont ramené à la maison alors que je les implorais de le garder. Les ambulanciers sont arrivés et on m’a dit qu’il fallait que je fasse preuve de courage pour les prochains jours...



Du courage. On lui a demandé de faire preuve de courage et de bien vouloir refermer la valise de son mari qu’elle avait préparé et ouverte. Le service ambulatoire fermait à 19h et mon patient allait devoir rentrer chez lui alors qu’il s’était fait à l’idée de ne plus passer la porte de sa maison. Dur.

Du courage. 

Mais du courage, elle n’en avait plus. Parce qu’elle était épuisée de ne pas avoir dormi depuis trois nuits qu’elle le veillait. Parce qu’elle avait besoin d’aide et qu’elle ne savait plus comment gérer son mari perturbé qui tombait la nuit. Parce qu’elle avait peur de le voir mourir... Et c’est terrible, vraiment, de vivre avec la terreur de voir mourir celui qu’on aime…
Comme main tendue, elle n’a eu de la part de l’interne du service qu’un comprimé de sédatif pour son conjoint, la consigne de remonter les barres de son lit, et du courage. Du putain de courage, qu’elle n’avait plus depuis longtemps. Mais ça, le service après-vente de l’ambulatoire il s’en tamponnait parce qu’à 19h, on vous demande seulement d’être courageuse… Et démerdez-vous. 

Après une nuit difficile passée à la maison, mon patient s’est refait hospitaliser et a dû attendre une partie de la journée aux urgences sur un brancard dur et froid avant de trouver une place dans un service bouche-trou qui ne connait rien de son histoire. Dans un service qui ne renvoie pas les gens chez eux à demi-mort parce qu’il est 19h. Dans un service qui ne le connait pas, mais qui a au moins le mérite d’avoir compris que sa femme n’avait plus le courage de lutter contre la mort et contre le temps...

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...