Deux mètres, c’est la distance
que j’ai parcourue dans ton salon avant de me décider à appeler ta femme. Le
téléphone dans ma main et le numéro déjà inscrit sur l’écran, je n’ai pas tout
de suite réussi à appuyer sur la touche appel. Deux mètres dans un sens et puis
deux mètres dans l’autre avec ton chat qui se frottait à chacun de mes pas en miaulant. Deux mètres c’est peu, ce sont quelques pas tout au plus. Quelques
pas pour trouver les mots, les bons, les moins pires. Deux mètres parcourus sur
un épais tapis pour réfléchir à quoi dire, comment dire, pour lui faire comprendre
sans l’attrister que tu allais devoir quitter votre maison pour partir à l’hôpital,
là, tout de suite, maintenant. Parce que tu n’y arrives plus et parce que je ne
sais plus quoi faire pour t’apporter le confort dont je t’avais parlé hier
encore. Mais c’est pas comme si elle ne s’y attendait pas. C’est pas comme si
je ne le souhaitais pas.
Je suis adossée au mur de ton couloir
et j’attends l’ambulance avec ton chien. De nature plutôt craintive et sans
jamais avoir osé se laisser caresser, il me suit partout depuis mon arrivée ce
matin. On dirait qu’il m’aime bien, enfin. Alors tous les deux, nous attendons
les ambulanciers sans un bruit. Je veux être là pour ton transfert. Je sais que
tu es douloureux et je veux m’assurer que les manipulations seront bien faites.
C’est bête quand on y pense, car les ambulanciers sont des professionnels et
ils savent ce qu’ils ont à faire. Mais je veille sur toi tous les jours depuis
plus de six mois et j’ai du mal à te lâcher un peu, je crois.
A la porte de ta chambre, je te
regarde dormir et à deux mètres de toi je me sens impuissante. Je pourrais
parcourir les quelques pas qui me séparent de toi, m’accroupir près de ton lit et
poser ma main sur ton bras. Te dire que je suis là. Je pourrais peut-être enfin
trouver les mots qui te feraient me parler de toi. De ton ressenti, de tes
peurs, de ses larmes qui coulent sur tes joues et de ces mots qui se refusent à
sortir de ta bouche. Mais j’ai peur de te réveiller de ce sommeil que tu as
tant de mal à trouver et j’ai peur, encore une fois, de ne pas y arriver. La maison
est silencieuse. Il est étrange ce silence tellement il n’est pas habituel. Il
n’y a plus le bruit de télé que tu adores regarder. Les reportages d’Arté ou
les compétitions sportives qui me rappellent ce jour où tu m’avais grillé :
- T’y comprends rien en fait, avoue !
Mais tellement. J’ai toujours
essayé de m’intéresser aux programmes de mes patients. Je connais les personnages des feux de l’amour, les records à battre des participants aux
jeux télé, mais le sport… J’ai beau essayé,
je n’y comprends toujours rien. Mon portable s’est mis à vibrer. Sur la pointe
des pieds, j’ai rejoint le salon pour répondre au médecin qui avait géré ton
départ. Elle a fait ça bien, rapide et efficace, c’est agréable de pouvoir se
reposer sur un bon médecin. Elle me dit que ta femme est prévenue et je me sens
soulagée « Mais son épouse souhaite
vous appeler quand même, pour vous remercier ». D’un coup, mon
soulagement s’est évaporé pour s’habiller d’une trouille enveloppée de cette
impuissance qui ne m’avait pas vraiment quitté.
Les ambulanciers t’ont porté dans
leur bras avec une infinie douceur à travers le couloir avant de te déposer sur
le brancard. Tu étais crispé alors j’ai posé ma main sur ton torse dur et maigre
qui se soulevait avec douleur. Je t’ai demandé de me regarder et j’ai soufflé
avec toi pour calmer ton souffle saccadé. Et alors que tes yeux noirs semblaient se perdre dans le blanc du plafond, ton regard s'est figé dans le mien. Dans un moment de
lucidité tu m’as dit « Y'a quelque chose qui ne va pas… Y’ a quelque chose qui ne va pas ». J’ai caressé
le sommet de ton crâne sans lâcher tes yeux. Les deux mètres qui me séparaient de
toi n’étaient plus que des centimètres et bien que proche l’un de l’autre, je n’ai
pas su quoi te répondre. Tu tenais ma main
sans envie de la lâcher. Mon cœur s’est serré. J’ai croisé sur ton cœur le
drap de ton lit pour t’envelopper sur le brancard et tu es parti.
La maison était vide de tout. De bruit,
de vie, de toi.
Je me suis approchée avec douceur
de ton chien qui avait été effrayé par les ambulanciers. Il avait trouvé refuge
dans son panier, celui près de la télé. Tout en lui parlant, j’ai approché ma
main de sa truffe. Il m’a reniflé sans peur et à fermé ses yeux. J’ai caressé son front,
la douceur de la pointe de ses oreilles et je lui ai dit combien j’étais désolée pour son
maitre et pour lui. Je lui ai dit que j’aurais voulu faire
plus mais que je n’en avais pas les moyens. Et alors que j’ai me hasardais à
passer mes doigts sur son cou, il a rouvert ses yeux. Il m’a regardé et a posé son museau dans le creux de ma main. Mon cœur s'est serré, à nouveau. Je crois
n’avoir jamais vu un chien aussi triste et je crois n’avoir jamais autant appris qu'aujourd'hui. Que la reconnaissance d'un patient se joue parfois auprès de son chien, dans le creux de ma main.