Chaque Noël, mes tournées de
soins prennent un goût particulier. Les maisons de mes patients se chargent de
décorations et éclairent mon arrivée avec des guirlandes lumineuses sur les
façades. On me donne des idées de recettes pour le dîner du réveillon, on me
montre la crèche mise en place par les enfants et je quitte les maisons de mes patients
avec un goût de chocolat que je n’ai pas osé refuser. J’aime bien Noël, même si
c’est une fête qui me rend toujours un peu nostalgique. Surtout lorsque je pars
de chez eux…
Eux, ce sont ceux dont je passe la porte
chaque jour et chez qui rien ne bouge. Qu’il gèle sur les toits, qu’il pleuve
dans le jardin ou que le soleil tape fort sur les fenêtres. Les saisons
défilent et rien ne bouge. Pas une guirlande de noël, pas une misérable boule
pour donner un semblant de fête. Il y a des maisons où les habitants semblent
se foutre de tout, comme une nostalgie contrainte qui se répéterait chaque
année. Il y a des maisons dans laquelle la tristesse n’a pas de saison et où Noël
n’a plus aucune raison.
Chez mes vieux patients
chroniques, je fais des listes. Des listes de cadeau que je souhaiterai que
leurs proches leur achètent pour les fêtes. Pour leur confort et pour le mien
un peu aussi. Il y a ce savon que j’aimerai que ma vielle patiente reçoive enfin.
Un truc tout con, un savon de Marseille afin d’amener un peu de soleil du sud
dans mon soin et un peu moins de rougeurs sur sa peau que lui procure ce savon bas
de gamme que son fils s’entête à lui acheter. Il y a ce vieux monsieur et sa
paire de chaussons détendus et troués sur un côté. J’ai peur qu’il tombe en perdant
une savate alors j’ai noté « Une paire de chaussons sécurisés » sur
la liste des courses entre le lait entier et le beurre demi-sel. Il y a celle chez qui je réclame une simple paire de chaussettes
supplémentaire. Tout est minimaliste chez ma vieille dame. Une paire de
chaussettes, trois serviettes, deux robes, deux maillots. C’est la famille qui
gère le linge. Et moins il y a de linge... Moins il y a de machine.
Et puis il y a elle… Il y a une chose que je voudrais noter sur sa liste : « partir de chez vous ».
Oui, je ne souhaite qu’une chose à ma vieille patiente. Qu’elle quitte sa maison.
Je suis accroupie devant elle. Je
lui souris doucement en lui caressant l’épaule. J’essaie de ne pas lui montrer
que je bouillonne, que je suis en colère. Que j’ai de la peine, et que je me
sens tellement désemparée, que je suis un petit mélange de plein de sentiments
dégeulasses qui ne devraient pas avoir leur place pendant ce soin plein de
douceur qu’est l’aide à la toilette. Ma patiente ne lève pas les yeux vers moi,
elle n’en a plus envie. La vieille dame ne cherche plus le regard, elle le
refuse presque. Alors elle fixe les barreaux de son lit. Toute recroquevillée
dans son fauteuil roulant, on sent depuis quelques mois la maladie l’enfermer de
plus en plus dans son corps. Comme si elle se repliait, comme si elle cherchait
à former une boule pour s’enfermer un peu dedans elle-même. Les soins d’hygiène
deviennent compliqués. Le maintien à domicile aussi et le mari ne nous aide pas.
Elle parle de moins en moins et les mots qu’elle prononce sont difficilement compréhensibles.
Elle se grabatairise. Ce terme
moche et presque indécent pour qualifier le tournant d’une vie. La vie d’une
personne que son corps ne porte plus, le corps d’une personne qui ne supporte
plus la vie.
Elle me parle, elle essaie. Elle bafouille, elle se fatigue.
Je la fais répéter parce que je sens que c’est important. Elle veut me parler de
ce qui vient de se passer dans le salon. Mais je ne comprends rien à ses mots…
Je lui demande de se calmer alors que c’est moi qui en ai besoin. Je m’excuse
et je file dans la salle de bain pour chercher de l’eau chaude et souffler un peu devant le lavabo. Dans le miroir,
je croise mes yeux et mes sourcils froncés. Je suis en colère. D’une oreille,
je surveille les bruits dans la pièce d’à côté. Le mari semble s’être calmé. Ma
respiration aussi… Mon reflet s'embue dans le miroir avec les vapeurs qui le recouvre d'un coup. Comment rester calme alors qu’il vient de la frapper...
- Mais c’est quoi votre problème !!
Je lui ai arraché la canne qu’il
tenait dans la main. Il venait de frapper trois coups sur la tête de sa femme
alors que j’attendais patiemment qu’elle repose sur la table la serviette qu’elle
avait sur les genoux. Pas assez rapide, son mari l’a frappé. Devant moi. Je n’ose imaginer ce qu’il lui fait une fois la porte refermée et qu'il est seul avec elle. Ça n'avait pas été des coups au point de l’assommer. Mais le geste avait été violent. Il avait porté la main sur elle. J’ai
perdu le contrôle, ça ne m’était jamais arrivé. Je me suis regardée faire sans maîtriser. Sans maîtriser ma fatigue, mes paroles, ma colère contre ce mari violent que l’on
savait maltraitant sans jamais l’avoir vu. Qu’on savait insultant pour l’avoir
trop souvent entendu. Je voyais ses yeux noirs me défier. Et sans me démonter
je l’ai menacé. Intérieurement, je me suis dit « Vas-y, lève-toi. Ose t’approcher
d’elle et de moi. Donne-moi une raison de te frapper ». Je me suis fait
peur. J’ai emmené sa femme dans leur chambre et j’ai refermé la porte derrière
nous…
J’ai posé la bassine d’eau chaude
et je me suis à nouveau accroupie près de ma patiente. La vieille dame m’a
regardé et elle a réussi à me susurrer « Il va finir par me tuer… ». Je me suis
sentie mal. Tellement. Comment une vie pouvait-elle se terminer aussi violemment. Enfermée dans un corps devenu boule. Enfermée dans une
maison pleine de coups. J’étais pressée de finir le soin pour lui trouver une solution et en même temps, je n’avais pas envie de la quitter…
J’ai refermé la porte et j’ai filé chez le
médecin qui était absent en demandant à sa secrétaire de faire un signalement au plus vite. Que si
rien n’était fait, j’irais le faire moi-même chez les flics. Qu’il y avait
urgence, vraiment. Que j’avais peur pour ma patiente. Que j’étais inquiète de voir que
les trois autres signalements que j'avais fait au médecin depuis deux ans n’avaient rien
donnés. Qu'il devrait la jouer finement cette fois, pour notre sécurité et pour celle de sa patiente. Pas comme la dernière fois où il s'était présenté devant le mari violent en lui disant "Alors, les infirmiers m'ont dit que vous aviez un soucis de couple ?". Qu'il propose un moyen de sécuriser la vieille dame autrement qu'en proposant des aides au ménage... Qu'il pourrait relancer le projet de maison de retraite, que j'en avais parlé avec la vieille dame et qu'elle était d'accord pour partir de chez elle. Je suis du genre à parler aux médecins avec des pincettes, mais cette fois, j'avais eu trop peur pour broder des dentelles autours de mes mots. J’ai prévenu la
famille via un message sur leur répondeur. Ils ne m’ont pas rappelé…
J'aurais aimer publier un beau conte de noël. Te dire que les miracles existent encore et que l'amour et la bienveillance règnent dans les chaumières en cette fin d'année. Qu'à la veille de noël, je sors des maisons de mes patients avec l'esprit léger et de l'espoir plein le cœur. Mais certaines maisons n’ont pas de saison, encore moins de fêtes. Certaines maisons n’ont rien de l’esprit de noël.
Ce soir, je serai autour d’une belle table avec mes proches, avec ceux que j’aime et je prendrais plaisir à être avec eux.. Et même si on me conseille de couper avec
le travail quand je suis en repos, moi je sais déjà que dans des moments de joie comme ceux-là, je ne peux m'empêcher de penser à ceux dont j'ai refermé la porte. A ceux qui ne partagent rien d'heureux et surtout à elle, en espérant que mon vœux secret sur sa liste de noël se réalisera enfin...