- … Il vient de
partir. Les ambulanciers l’ont emmené, il y a seulement deux minutes…
Deux minutes. Putain,
deux pauvres minutes… Deux minutes plus tôt et j’aurais pu te prendre la main,
j’aurais pu te dire, je ne sais pas moi... Je ne sais pas vraiment ce que
j’aurais pu te dire comme belles choses, mais j’aurais tenté de te les dire,
c’est sûr, même si je n'ai jamais trop su ce qu'il fallait dire à quelqu'un
partant mourir ailleurs.
Il y a eu l’appel de
ta femme.
J’ai décroché alors
que j’étais en soin. Tu sais toi que je ne le fais jamais normalement, mais
j’ai reconnu ton numéro sur l’écran de mon téléphone. J’ai tout de suite
compris que le médecin était passé te voir, qu’il fallait que je fasse vite.
Elle me disait que les ambulanciers allaient arriver…
Mon cœur a fait ce
sursaut qui me fait dire qu’un truc est en train de se jouer et qu’il fallait
écouter l’instinct. Mais j’étais chez cette patiente qui n’a pas voulu entendre
qu’il y avait urgence. Ce n’est pourtant pas mon genre de presser les gens que
je soigne tu sais mais elle, elle n’a rien voulu entendre.
Deux minutes. Deux
minutes plus tôt et j’aurais pu m’avancer vers toi et te regarder pour la toute
dernière fois. Te dire un peu gauchement « Au revoir » avec
une voix qui pu l’Adieu. J’aurais été gênée, toi tu m’aurais peut-être souri et
je t’aurais bordé sur ton brancard avec ce drap blanc puant le désinfectant.
Mais il y a eu ce tracteur sur la route que je ne pouvais pas doubler et qui
m’a obligé à ralentir alors que je roulais trop vite. Le sort s’acharne, j’ai
l’impression que la vie refuse que je te dise au revoir… Deux minutes.
Je me suis garée
devant chez toi. L’ambulance avait fait de larges sillons dans les gravillons
de la cour. Elle n’était plus là. Deux minutes trop tard, et tu étais parti
avec elle…
Je me tenais au milieu
du salon.
Ta femme était assise
devant moi sur cette chaise posée au milieu de ce grand espace vide parce que
pour mieux laisser passer ton brancard, les meubles avaient été poussés contre
le grand living, celui avec les photos de toute ta famille. Elle se tenait les
doigts nerveusement en triturant un petit mouchoir blanc à carreaux rouges.
Elle avait cette larme au coin de l’œil, tu sais celui qui pleure toujours.
Mais je n’ai pas pu m’empêcher de me dire que ton départ avait dû en faire
couler une deuxième. Elle était épuisée. Depuis plusieurs semaines, elle
gardait l’espoir de te voir tenir le coup encore un peu, mais c’était devenu
tellement difficile pour elle, surtout la nuit. Il faut dire que tu étais
tellement bien chez toi, avec tous tes bibelots, ton chat et le bruit du
frottement des chaussons de ta femme venant vers toi. Ça te donnait toujours le
sourire. Mais depuis la veille, ce sourire tu ne l’avais plus vraiment.
J’avais alerté le
médecin parce que je voyais apparaitre sur ton visage ce masque de cire
grisonnant que j’avais trop souvent vu dans le service de soins palliatifs où
je travaillais avant. Presque du jour au lendemain, tu avais franchi cette
étape. Cette putain d’étape dans ta maladie. Celle qui te maintient en vie mais
qui d’un coup t’a fait passer dans la catégorie que j’appelle celle des « éclairés » :
toujours vivants, pas encore morts, mais très au clair sur le fait que leur existence
est en train de se terminer.
On parlait de plus en
plus de la mort, de la tienne. Tu m’avais même demandé comment ça se passait
après quand on meurt. Je t’avais répondu que je n’en savais fichtre rien, qu’il
faudrait que je sois morte pour te répondre mais que du coup je ne serais plus
là pour m’occuper de toi. Mourir, c’est le genre d’étape qu’on est obligé de
découvrir seul. Qu’il y aurait bien une soi-disant histoire de tunnel avec une
lumière au bout et quelqu’un qui t'attendrait. On avait rigolé quand je t’avais
dit qu’il y aurait peut-être une nana canon qui te tendrait la main, et tu
m’avais répondu : « Alors je veux
qu'elle te ressemble, avec une paire d’ailes en plus ! ».
Et puis, j’ai commencé
à sentir l’angoisse monter dans tes propos. Tu voulais rester chez toi, tu
voulais partir, mais tu voulais revenir aussi. Tu t’inquiétais beaucoup, et qui
t’en aurais voulu : « 82
ans, ça passe beaucoup trop vite ! ».
D’un coup, j’ai senti
dans ta voix le regret des actes manqués, des rendez-vous loupés, des choses
que tu avais eu la flemme de faire, des fois où tu t’étais dit « On verra plus tard ». Alors
j’ai commencé à te demander de me parler de tes premières fois. Ta première
cuite à douze ans, ton premier baiser à la sortie de l’école, tes premières
billes gagnées et perdues par le trou de ta poche, ta première bagarre avec
celui qui avait osé insulter ton père, et la première fois que tu avais enlacé
une femme…
Ta fatigue t’a laissé
esquisser un sourire en coin, tes yeux se sont mis à briller et les miens se
sont brouillés. On ne pouvait plus beaucoup parler les jours qui ont suivis. Ta
bouche était ouverte, mais seul un râle en sortait. Moi je continuais à te
parler de la vie pour t’y rattacher encore un peu. A ces narcisses en fleur en
bas de ta fenêtre, à ce soleil qui irradiait ta chambre, à ces gants d’eau
chaude sur ton front, à mes mains dans les tiennes et sur ta peau pour rappeler
à ton corps que tu étais encore là...
Ta femme a levé les
yeux vers moi :
- Le médecin est venu
pour le faire hospitaliser. Mais il a dit qu’il n’y aurait pas de place dans le
service avant demain, alors il va aller aux urgences en attendant…
Sur un brancard. Tu
allais mourir sur un brancard. J’étais en colère. Profondément en colère.
J’ai
détourné la tête vers la fenêtre pour ne pas qu’elle le remarque. J’ai vu tes
fleurs dehors… Comment pouvait-on laisser une existence aussi longue et
incroyable se terminer sur un brancard au milieu de soignants qui ne te connaissent
pas ? Loin de ton chat, de ta femme, loin de ses chaussons qui frottent le sol,
loin de ton soleil et de tes narcisses… J'ai entendu renifler. Je l’ai regardé,
les larmes coulaient maintenant des deux yeux :
- Le médecin a dit que
ça aurait été mieux dès le départ que je le laisse en convalescence comme il me
l’avait conseillé… Le médecin lui, il voulait le laisser là-bas. Mais moi j’ai
insisté pour qu’il rentre… ‘J’aurais pas dû… Elle s’est essuyé le nez et les
yeux avec son mouchoir tout chiffonné.
La colère a laissé
place à la rage.
Mais merde à la
fin ! C’est quoi ces propos de médecin ? Et quand bien même tu aurais
dû rester dans ton centre de convalescence, le fait est que tu en étais sorti
et que tu étais heureux chez toi. A quoi ça servait d’aller rajouter une couche
de culpabilité sur cette femme qui se pensait maintenant responsable de la
façon dont tu avais terminé ta vie ? Alors devant ses larmes et ce sentiment
dégueulasse de culpabilité qui lui collait à la couenne, je me suis assise en
face d'elle et je suis allée contre la promesse que je t’avais faite : « Tout ce qui se dit ici, reste dans
cette chambre », et je lui ai parlé de toutes ces belles choses que
tu m'avais confié sur ta vie, sur toi, sur elle. Toutes ces confidences en or
qui seraient restées en toi si tu n'étais pas rentré chez vous. Je lui ai
raconté certaines de tes premières fois. Et notamment de la première femme que
tu avais enlacée, celle qui se tenait devant moi.
Elle m’a remercié. Un
tout petit merci pudique qui a pris une place immense dans mon cœur de
soignante ce matin-là. Les deux minutes qui m’avaient éloignée de toi, m’auront
peut-être permis de me rapprocher d’elle.