- Vous pourriez le remplir
pour moi s’il vous plait ?
Le chèque plié en quatre et sorti
de la poche de jean était brandi à bout de bras par une main tremblante. L’homme
d’une cinquantaine d’année redescendait sa manche de chemise en faisant
attention de ne pas décoller le pansement que je lui avais collé au pli du coude.
Je venais de lui faire une prise de sang, un bilan hépatique nécessaire au vu
de l’odeur qu’il dégageait : celle de l’alcool macéré par un foie fatigué
et qui laissait transpirer par tous les pores de la peau cette senteur
désagréable qui se mêlait à celle de l’après rasage.
- Vous avez pris votre petit-déjeuner ? : « J’ai
pas bu mon café non… ».
Alors que j'étais en train de remplir le bon du labo, j'ai relevé la tête vers lui et j’ai vu ses yeux se
détourner de moi pour se poser sur ses mains. Elles étaient jointes
nerveusement, pour ne pas trembler. Il a regardé par la fenêtre et j’ai vu la
couleur violacée de la peau tirée de son cou et la couperose qui remontait
jusqu’à ses joues. Il a soufflé un peu, pas trop. Juste ce qu’il faut d’exaspération
et de fatigue pour me faire comprendre qu’il me mentait, ou pas vraiment, juste
que je n’avais pas posé la bonne question :
- ... Et il vous faut combien de verres
le matin pour réussir à démarrer la journée ? : « ... Deux Ricard. J’ai pris deux
Ricard… ».
Je l’ai remercié pour son
honnêteté. Il a eu ce petit rire soufflé par les narines, ce haussement de
tête qui veut dire « Tu
parles ! ». Je lui ai dis que je n’étais pas là pour le juger
et qu’oser en parler était une preuve de confiance qu’il m’accordait et je l’en
ai remercié.
J’ai rempli le chèque et je lui
ai fais vérifier le montant : 6€08. Il s'est penché vers moi pour relire ce que j'avais écris, l’odeur d’alcool était forte. J’avais l’impression qu’elle remplissait chaque centimètre carré de mon cabinet,
qu’elle se collait à mes vêtements, à mes cheveux, à ma peau… J’ai eu la nausée sans pour autant laisser transparaitre ma gêne. J’ai avalé
ma salive et j’ai serré les dents. Mon haleine cétonique trahissait ma faim et
mon ventre s’est serré en faisant ce bruit de vide, comme pour me rappeler que je n’avais
pas eu le temps de boire quoi que ce soit ce matin : « Vous non plus vous n’avez pas pris votre café ! ». C'est ça, toi tu as bu alors que tu n'aurais pas dû, et moi j'ai rien avalé alors que j'aurais vraiment dû.
C’était tout le paradoxe du soin que je me prenais en pleine tête ce matin là en frôlant de près le risque de voir de la bile d’écœurement s'étaler
sur mon bureau…
Parce que soigner c’est aussi
ça : jongler en permanence avec un paradoxe de petites choses anodines qui ne vous paraissent pas justes. C'est d'entendre ce que nos oreilles
préfèreraient passer sous silence, c'est voir ce que nos yeux préfèreraient ne pas regarder en face, c'est supporter de l’autre
ce qu’on ne voudrait pas s’infliger à soi. Et au risque de passer pour une
soignante plaintive, toutes ces petites choses anodines me font souvent dire que la vie est vraiment mal fichue.
Le paradoxe du soin c’est de réaliser
à 22 h une injection de déclenchement de FIV pour une jeune femme aux ovaires
fatigués, quitter le couple en leur souhaitant un beau bébé joufflu dans neuf
mois et se tenir le ventre de douleur parce que la veille je faisais connaissance avec les soignantes du centre d'IVG. Le paradoxe, c’est prendre soin de soi le matin et offrir aux patients une soignante agréable
à regarder (quitte à faire l’impasse sur un vrai petit déjeuner) pour ensuite
se faire roter et tousser au visage et regarder ce patient rigoler du
soi-disant « orage qui fait péter » (Une question de pression
atmosphérique il parait, je n’ai jamais vraiment chercher à comprendre l'humour qui consiste à accabler la météo pour rire d'un pet non excusé et lâché trop près de mes oreilles).
Le paradoxe, c’est se faire aimer
d’un chien tout étant détesté du maitre, c’est se faire traiter de nanti alors
que certains patients refusent de payer leurs soins, c’est me faire pourrir
d’être en avance alors que la veille on me reprochait mon retard, c’est se
faire saluer dans la rue par quelqu’un qu’on ne connait pas et se prendre un
vent magistrale par celle qu’on voit presque tous les jours. Le paradoxe du
soin, c’est se rappeler les noms des traitements d’une ordonnance incroyablement
longue, être fière de noter de mémoire la posologie d’un anticoagulant
sur un bon de labo et se rendre compte qu’on
ne connait même pas le numéro de rue de la maison dans laquelle on se rend deux fois par jour depuis des années.
Mais le plus beau des paradoxes m'a été offert un matin alors que je fermais mon cabinet un peu bougonne.
Le cliquetis de mes clés qui tapait dans le chambranle métallique de la porte était aussi agaçant que ce sentiment d'inutilité qui oxydait ma motivation et l'envie de soigner l'autre ce jour là. Et puis elle s'est approchée sans bruit derrière moi pour m'offrir un sourire irradiant jusqu'à mon âme lorsque je me suis retournée. Je la connaissais trop bien pour lui avoir fais subir tellement d'injections dans l'espoir d'obtenir une grossesse pour laquelle elle n'avait plus vraiment d'espoir.
Je me suis alors rappelé ce jour où, cherchant à se rassurer, elle m'avait demandé combien de temps j'avais mis pour réussir à faire mes bébés : « Trop peu de temps par rapport à ce que vous endurez ». Je l'avais alors sentie jalouse et agacée de la facilité qu'ont certaines à faire un enfant, je lui ai alors dis : « C'est tout le paradoxe de la vie. Vous trouverez toujours que les autres vont trop vite lorsque vous pensez avancer au ralenti. Mais l'important ce n'est pas d'aller au même rythme, c'est juste d'y arriver, c'est comme la course à pied ! ». Ce
jour là, j'aurais pu citer Jean de La Fontaine et sa fable du lièvre et
de la tortue mais j'ai préféré la jouer
grande-fille-mature-au-corps-sain, grosse connerie de la citation
sportive quand on sait combien je suis allergique au sport et à toutes contractions musculaires volontaire.
Et puis ce matin là en pleine rue, elle a soulevé avec douceur la couverture recouvrant la petite masse qu’elle portait tout contre elle pour me présenter ce tout petit-tout qui, je me plaisais à le penser, était né un petit peu grâce à moi.
Le paradoxe des soins c'est aussi ça : se nourrir du sourire d'une maman tortue alors qu'on se pensait inutile, voir l'envie d'être là pour l'autre revenir alors qu'on la pensait un peu parti... Alors même si la vie est parfois mal fichue, le paradoxe des soins lui, s'avère parfois être un vrai bonheur pour mon cœur de soignante !