- Ouiiiiiiiii !!
Je ne savais pas qui de la sonnette
ou de celle qui vivait entre ses murs émettait le son le plus agaçant.
Peut-être était-ce un combiné des deux, un spécial-combo-strident-à-t’en-faire-grincer-les-dents.
Tous les matins j’avais le droit à cette voix pas franchement accueillante, qui répondait
à cette sonnette qui me vibrait jusqu'à l’index, à son « Ah c’est toi que v’là ! » comme si mes deux passages
journaliers depuis trois ans n’avaient pas suffis à lui faire intégrer ma
présence, et au bruit omniprésent de cette télé qui semblait saturer les
derniers pourcentages de silence qui aurait dû reposer mes oreilles à peine
réveillées.
La télé. Je ne la regarde pas
vraiment chez moi et je la tolère encore moins chez mes patients. Surtout chez
elle. Pour dire vrai, je n'ai jamais trop su pourquoi. Était-ce dû à ces fois où je devais m’époumoner pour lui demander de baisser le
son ? Était-ce parce que je ne comprenais pas qu’on puisse
pouffer de rire devant une pub pour les couches qui bizarrement passais à chacun de mes soins ? Était ce parce que les programmes qu’elle
regardait semblaient tous la prendre pour une demeurée ? De quoi se faire un Combo-spécial-Couches-Lagaff’Bip Bip-pitoyable et voir combien de temps vous mettrez à vous
arracher les globes oculaires pour vous les fourrer bien profond dans les
oreilles.
Mais soyons clair. Si je peste c'est uniquement contre la télévision, pas contre celle qui détient la télécommande.
Parce que j'ai finis par comprendre que sa foutue télé, c'était tout ce qu'elle avait. C’était son regard
sur le monde alors qu’elle n’avait jamais voyagé. C’était son échappatoire alors que
son corps ne lui permettait plus de passer le seuil de sa porte d’entrée. C’était son
lien social alors qu’elle ne recevait jamais de visite. Son téléviseur c’était le
seul qui réussissait à rompre son isolement, à lui donner le sourire
et à redonner vie à cette maison dans laquelle ne résonnait plus les rires
de ses enfants.
Mais depuis quelques semaines
plus rien. Le silence.
Tous les matins je la retrouvais assise
face à son écran noir éteint. La télé était passée à la TNT en HD début avril et la famille avait
oublié le décodeur lui permettant de continuer à rire, pester et
s’abrutir devant ses programmes préférés. Le boitier n'ayant pas été acheté, la télévision avait été débranchée, et
tout son univers était maintenant réduit à cet écran noir et au silence complet. Pas de radio pour entendre les voix des autres, pas de livres pour s’évader. Introspection contrainte et forcée depuis trois semaines.
J’entre chez elle après mon coup
de sonnette et du couloir je l’entends déjà grommeler toute la sympathie que
lui insuffle mon arrivée. Je l’entends se plaindre et souffler à s’en dégonfler.
Les fenêtres toujours fermées laissent à peine passer les bruits de la rue. Elle grogne,
elle n’entend plus que ça. Elle doit se supporter toute la journée dans le silence le plus complet de sa maison.
Le silence. Du lever au coucher
le bruit de ce putain de silence. L'angoisse et ce sentiment de révolte et d'impuissance qui se collent à ma couenne de soignante.
Je la quitte en lui souhaitant de principe une belle journée. Quand je referme la porte de chez elle et que je me retrouve dans la rue je prends toujours le temps de respirer à fond le soleil en fermant les yeux. J'entends les mésanges chanter dans la haie en se lançant dans le concours du plus beau nid. A quelques mètres, des enfants font une course de trottinette et rigolent tout ce qu'ils peuvent. Deux maisons plus loin la voisine en robe de chambre discute avec celle de la maison suivante si fort que je l'entendrais chuchoter un secret. Elle a ce rire comme un éclat de verre qui agace son chien à le faire aboyer. Du bruit, il y en a partout. De la vie, il y en a tout autour de moi...
Je me retourne vers la maison grisonnante de ma vieille patiente et je l'imagine assise dans son fauteuil en train de pester contre ce rien, contre ce vide, contre l'absence de bruit et de vie. Finalement, le vrai silence n'existe peut-être que dans les chaumières où la solitude formerait un capitonnage sur les murs et des œillères sur les yeux de ceux dont la vie semblerait s'être arrêtée en même temps que leur télé...