Tous les matins je m’efforce
d’aller travailler avec "Bonne-Humeur".
Bonne-Humeur, c’est la nana
qui te colle à la peau, souvent dans ton dos et qui te parle très fort à
l’oreille avec sa voix de crécelle : « Allez
quoi ! Souris bordel, tu vas quand même pas faire la gueule jusqu’à
Nöel ! ». Ouais, Bonne-Humeur, des fois, j’ai envie de lui casser
la tête. Surtout les matins où c’est sa pote "J’ai-Pas-Envie" qui
te colle au train, elle-même trop souvent accompagné de "J’ai-Mal-Au-Dos", la sœur de "Pfff", la petite dernière
de la famille, un poil agaçante.
Bonne-Humeur c’est celle qui grimpe
joyeusement avec toi dans la voiture toute heureuse de partir bosser. Parce que
ce matin elle a trouvé que le lever de soleil était chouette, parce qu’elle
roule avec les fenêtres ouvertes pour sentir l’air frais, parce qu’elle trouve que
dehors, ça sent bon le foin. Tout est prétexte pour sourire. Elle est le genre
de petite voix simple et pleine de fraicheur qui se dit souvent que les petits-rien font
les grands-tout. Bonne-Humeur est naïve... Ou sourde. Enfin, nous dirons qu’elle
a l’oreille sélective et qu’elle essaie de ne pas prêter attention à ce qui
pourrait nuire à son petit monde. Elle écoute toujours la musique fort dans la
voiture parce qu’elle trouve chouette de voir défiler le paysage et les gens qui marchent en donnant
cette impression d‘être au beau milieu d’un clip.
Bonne-Humeur c’est la nana imperturbable
qui maintient un faciès stoïque face à ce patient qui lui reproche dix minutes
d’un retard relatif simplement parce qu’elle sait que deux rues plus loin se
trouve sa patiente-chouchou : le rayon de soleil dans sa tournée de soins.
Cette gentille patiente qui se fout du retard ou de l’avance, celle qui garde
toujours le sourire et qui lui cueille des fleurs sauvages dans son jardin. Cette
dame qui se promène avec sa Vieille-Pote-Bonne-Humeur collée dans son dos depuis
plus de 87 ans.
Bonne-Humeur le sait, et elle se nourrit sans retenue de ces
gens là, de ces « patients ressources ». Ceux qui te permettent de
faire le plein d’envie tout en te délestant des patients toxiques souvent
accompagnés de la petite sœur "Pfff".
Bonne-Humeur, même si elle m’énerve
parfois, c’est une nana que j’aime bien et qui m’est fidèle. Je la retrouve
avec plaisir presque tous les jours… Sauf ce matin.
J’ai eu beau chercher
Bonne-Humeur partout, elle n’était pas sur le siège passager de ma voiture. Elle
qui d’habitude monte le son de ma radio en balançant « Cheap And
Cheerful » de The Kills (ouais, ma Bonne-Humeur à moi, elle est rock)
avait déserté ma tête ce matin. Pas envie de démarrer la voiture. Pas de
musique cool dans l’habitacle. Un silence qui endort. Un agenda ouvert sur mes
genoux et la vue de la matinée de soins qui m’attendait avec l’incertitude qui
l’accompagnait de ne pas réussir à caser tous mes patients à temps en imaginant
agacée tous ces « Vous êtes en retard ! » que j’allais devoir
supporter. Un « Pfff » résonna tout près de mon oreille.
La "Petite-Pfff" avait pris place
sur le siège passager de ma voiture et s’amusait à crier à tue-tête, ce son agaçant,
ce son de pas-envie. La prochaine fois, je l’attache dans le siège auto de ma
fille et je l’abandonne dans une forêt… Mais en attendant, j’allais devoir
faire avec et imaginer ce que Bonne-Humeur m’aurait dit : « On s’en
fout, fais ce que tu peux. Jamais personne ne te reprochera d’avoir fait
de ton mieux. Ou alors ce sont des cons, et là, on y peut pas grand-chose ! ».
Tout en roulant, je programmais
mentalement ma tournée de bourrin en priorisant les patients les plus urgents.
En fonction du type de soins, de leur départ au travail ou de leur consultation
médicale tout en imaginant, façon Google-Map, quels chemins j’allais pouvoir
emprunter pour économiser du carburant. Une sorte de Rubik’s Cub du soin que j’avais
jamais vraiment réussi à combiner dans les règles de l’art parce qu’il y avait
toujours plusieurs faces qui déconnaient…
- Ça vient pas ?
Un quinqua’ qui était accompagné de son pote "Ras-Le-Bol"
depuis quelques jours et qui avait mon aiguille plantée dans le pli de son
coude. Il attendait avec une impatience teintée d’angoisse que je lui dise « C’est bon, J’ai finis la prise de
sang ! ». Mais voilà, j’avais beau retirer, tourner un degré à droite
puis un peu à gauche, le sang venait avec toute la rapidité de la plus
arthrosique de mes vieilles patientes, c’était affligeant. Je lui ai expliqué que les grosses veines
n’étaient pas forcément extraordinaires, que c’était un peu comme de la
plomberie et qu’il fallait mieux un tuyau plus petit pour avoir plus de débit. Il a relevé les yeux vers
moi et j’ai vu ce regard de gamin-malicieux juste avant de me dire :
- En fait c’est pas la taille qui compte… ‘Faut que je le dise à ma femme…
Mon patient n’était pas
accompagné de sa Bonne-humeur à lui ce matin là, mais de son pote "Elle-Est-Bien-Bonne",
un proche cousin de "T’es-Lourd" : « En fait, quand c’est trop petit, c’est pas beaucoup mieux
hein ! On sent rien, y’a rien qui vient… Et au final aucun des deux n’est
satisfait ! ».
Nous avons souris comme deux ado’ attardés devant cette
blague à double sens dont on n’était pas peu fier.
En repartant je lui ai serré la
main, sa Bonne-Humeur était revenue et il avait fait réapparaitre la mienne. J’ai
refermé la porte de ma voiture, j’ai monté le son de ma radio et j'ai
continué ma tournée de soins accompagné de la meilleure des
covoitureuses-rockeuse qu’une infirmière
libérale puisse rêvée. Let’s Rock.
Parfois les patients nous délestent des sentiments de tristesse et de solitude dont on a du mal à se défaire une fois garé devant notre maison. Mais de tous les sentiments de mes patients, la Bonne-Humeur reste celle que je préfère car elle me rappellent alors que la mienne n'est jamais très loin !
Parfois les patients nous délestent des sentiments de tristesse et de solitude dont on a du mal à se défaire une fois garé devant notre maison. Mais de tous les sentiments de mes patients, la Bonne-Humeur reste celle que je préfère car elle me rappellent alors que la mienne n'est jamais très loin !
[ photo de Andrew b Myers ]