mercredi 22 juin 2016

J’ai joué une partie de Ping-Pong-Soins contre moi-même et j’ai gagné !




« Bon allez quoi… Encore une partie… T’as plus envie de jouer ? »


Non, plus envie. Je me frotte les yeux. Je me regarde dans le miroir de la salle de bain. Mon maquillage que je n’ai pas enlevé la veille coule sous mes yeux, on dirait un panda neurasthénique. J’écoute à peine France Inter et la voix de cette journaliste censée me sortir de mes songes ce samedi matin-là. Dans les pièces d’à côté, tout le monde dort, sauf moi. Dehors, le soleil se lève et la nature est réveillée, sauf moi. Je n’aime décidément pas travailler le week-end et je n’aime pas le matin. J’ai relevé les yeux vers mon reflet :
  
«… T’es sûr que tu veux pas faire une dernière partie de Ping-Pong-Soins ? ‘De toute façon je m’en fiche, t’aurais perdu… Parce que t’as plus envie de soigner... Parce que cette fois, c’est moi qui ai gagné… »


… Et je n’aime décidément pas cette petite voix qui me donne envie de détourner mon visage du miroir. Cette petite voix qui offre à mon cerveau un dialogue à deux têtes quasi schizophrénique. Celle à qui je tordrais bien le cou si seulement elle n’était pas logée dans ma boite crânienne :  
« T’as plus envie de soigner, t’es pas une si bonne infirmière que ça finalement. L’Humanité est tellement triste, t’aimes plus les gens. Mauvaise soignante. »
 

J’ai plongé mes mains dans l’eau froide et j’ai refroidi mon visage encore, encore et encore. 

Depuis des jours je trainais au bord de mes yeux des larmes qui ne coulaient pas. J’avais au fond de la gorge cette boule et ce goût salé et amer, comme un vieux relent de dégoût. Sans trop comprendre pourquoi en me réveillant ce matin-là, j’avais compris que j’avais perdu la foi. Ma foi dans l’autre, dans ce qu’il a de plus beau. Ma foi dans l’Homme et dans ce qu’il représente de plus incroyable. Le cumul des récents évènements tragiques, la fatigue peut-être ou encore la pression atmosphérique je n’en sais trop rien, avaient finis par me retirer la chose la plus précieuse que je portais profondément en moi : ma naïveté de soignante. Celle qui me faisait avancer vers l’autre sans jugement, celle qui me permettait d’écouter sans partager, celle qui guidait mes mains pour soigner l’autre avec suffisamment de recul pour rester juste. Perdue. 

Devant la fenêtre de la cuisine, j’ai regardé mon jardin et la brume qui se déposait sur l’herbe. J’ai avalé mon thé sans envie tellement mon ventre semblait être déjà rempli de mille questions : Est-ce que l’Homme est à ce point si Con ? Est-ce qu’il y a vraiment du bon en chacun de nous, je veux dire VRAIMENT en chacun de nous ? Est-ce que je n’aime plus l’Humain ? Est-ce que je suis toujours une bonne infirmière ? Est-ce que je devrais changer de métier… ? 

J’ai reposé ma tasse de thé. Je n’y ai finalement pas touché.

En montant dans ma voiture, j’ai croisé mon regard dans le miroir du rétroviseur et mes yeux fatigués : 
« Allez…Une partie de Ping-Pong-Soins quoi ! Ne t’avoue pas battu comme ça… Tu sais très bien que tout n’est pas perdu… »

Le Ping-Pong-Soins c’est un échange permanent entre mon Moi de Soignante-Motivée et mon Moi de Feignante-Dépitée. A chaque fois que je doute de moi, de ce que je fais en tant qu'infirmière, de ce que je recherche dans mon travail, je débute une partie. C'est en fait la version sportive de ces tableaux de pour et de contre que j'adore tant. Autant d’échanges d’arguments et de contre-arguments balancés à la vitesse des champions du monde de Ping-Pong japonais, le mini-short échancré en moins. 
Ce matin là, bien que je n’étais motivée à rien d’autre qu’à retourner sous ma couette, je me décidais à relever une nouvelle fois le défi du Ping-Pong-Soins et j’ai démarré ma voiture, bien décidé à en découdre avec moi-même. Parce que j’avais beau avoir perdu ma naïveté de soignante, je n’en étais pas moins butée et persuadée que l’Homme possédait toujours au fond de lui cette petite paillette qui rendra toujours l’Humanité aussi belle. 

- Vous êtes en retard ! Et je vous préviens j’ai des veines vraiment, VRAIMENT difficiles à piquer. La dernière fois déjà, vous aviez eu du mal, c’est pour ça que ça aurait été judicieux d’arriver en avance… 


Et 1-0 pour mon Moi de Feignante-Dépitée, bam ! 

A elle seule, cette patiente représentait ce que je détestais le plus : l’arrogance, l’impatience et le manque d’estime. J’ai claqué sa veine une fois, j’ai loupé la deuxième et j’ai finalement réussi à prélever la troisième. Mon retard était devenu un « Super-Retard ! » et je venais de déglutir mon sourire alors que je la voyais chercher désespérément les 8 centimes au lieu des 10 qu’elle aurait pu me donner pour m’épargner l’attente : « Les bons comptes font les bons amis », c’est ça.

Je me garais devant chez l’une de mes Chouchous. La vieille dame avançait vers moi en supportant le poids de son tout petit corps sur sa canne à la peinture écaillée et patinée par l’appui de sa main. Elle m’offrait un large sourire sans prêter attention à mon retard qui m’obligeait à enlever en deux-deux ce pull qui cachait les imposants tatouages colorés de mon bras :

- Ooooh mon joli printemps a sorti ses couleurs et ses oiseaux, ça sent l’été !


La facilité que j’avais à m’occuper d’elle, la sincérité de ses propos, la douceur de sa peau et de ses mots me firent gagner un point dans ma partie de Ping-Pong-Soins. « 1 partout la balle au centre » et je continuais ma tournée de soins…

J’ouvrais de grands yeux écarquillés : « Il vous a vraiment dit ça ?! »  

- Oui oui, le chirurgien a bien insisté : il faut refaire le pansement à l’IDENTIQUE et seulement dans 15 jours. Regardez il l’a noté en gras et souligné sur l’ordonnance. D’ailleurs il a écrit comment il fallait faire. Je crois qu’il n’aime pas les infirmières… Vous savez ce qu’il a dit ? Que dans son service, il y avait 50 % d’incompétentes et 50 % d’incapables ! Là-bas tout le monde se tire dans les pattes, les aides-soignantes et les infirmières ne se parlent même pas pendant le soin… J’étais contente de rentrer chez moi !

Tu m’étonnes. D’un coup, le poids de ma solitude d’infirmière libérale ne pesait plus si lourd et je savourais ce plaisir d’être ma propre cadre, ma propre collègue, ma propre binôme… Même si parfois je me casse les pieds, je venais de mettre un deuxième point bien mérité dans les dents de mon Moi de Feignante-Dépitée ! 

Toute la matinée s’est déroulée ainsi : un match épuisant entre mon Moi de Soignante-Motivée et son adversaire cherchant par tous les moyen à saper mon envie de travailler. 

Des portes fermées qui refusent de s’ouvrir d’un côté et des sourires accueillant qui réchauffent le cœur de l’autre. De la pluie qui n’en finit pas de détremper les routes et la musique à fond dans la voiture avec cette pause rapide et méritée à l’abri d’une forêt magnifique. Écouter les patients grogner contre la météo et savourer la présence d’autres vous offrant un thé et des gâteaux maisons pour vous réchauffer le ventre et le cœur. Supporter des paroles qui vexent parfois, même si on feint de ne pas les entendre et partager ton silence à toi et tes yeux qui en disent long…


Je n'avais pas revu mon Chouchou depuis le passage du film d’Olivier Delacroix à la télé. Sa femme venait de me confier qu’elle lui avait montré le replay et surtout mon passage à moi. J’ai voulu savoir ce qu’il en avait pensé. Lui qui ne parle plus, lui qui sourit, grogne et rigole avec ses yeux alors qu’un Locked-in Syndrome ne m’a jamais permis d’entendre sa voix : « Vous en avez pensé quoi du film, il vous a plus ? Vous êtes content de votre infirmière ? ».

Des larmes. Des larmes dans tes yeux et un regard qui perçait le mien jusqu’au fond de ma boite crânienne. Peut-être que tu aurais voulu me dire plein de belles choses ou peut-être que tu m’aurais simplement fait ce signe de tête de haut en bas avec un tout petit « C’était bien ! » d’une voix que je devine grave. Si tu avais pu... Mais tu as eu ces larmes. Ces magnifiques larmes que tu ne m’as jamais laissé voir, même dans ces moments qui te touchaient tant. Je t’ai pudiquement dit « Merci » en ne lâchant pas tes yeux alors que les miens étaient brouillés.


Parce que je me savais capable de dépasser ce coup dur, ce trop pas d’envie, ce pas assez de vie, je recherchais partout les signes qui m'auraient permis de me redonner confiance. Depuis des jours, je cherchais les jolis mots qui allaient me réconforter et me redonner l’envie de soigner. Je cherchais dans les gestes des autres l’écho aux miens pour redonner l’envie à mes mains de continuer à prendre soins des corps malades. Finalement, il m’aura simplement fallu croiser ton regard et tes larmes pour me bouleverser et faire remonter à la surface ma force de soignante que je pensais perdue. Rien n’est jamais plus grand que ce qui se dit au fond des yeux…



Bonus-épisode1 (Si tu n'as tout à fait compris pourquoi j'avais le moral bien calé dans les chaussettes) : "L'infirmière, le connarde et la garce"

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...