- Ah. Bon bah… Merci alors.
Ce n’était pas vraiment la
réponse à laquelle je m’attendais. De mes mains, j’ai resserré le tour de cou en
laine qui me protégeais de la fraicheur de la pluie. J’ai souhaité à la jeune
femme une belle journée et je suis partie. En refermant le portail de fer, j’ai
relevé les yeux vers ta maison, la porte était déjà refermée. Ton « allez, au
revoir, à la prochaine hein ! » habituel quand tu me regardais amusée pester contre le loquet de ton portillon me manquait. Plus que je ne l’aurais
pensé.
J’avais terminé ma tournée de soins
par ta maison. Depuis deux jours, les volets étaient à nouveau ouverts. Depuis
deux jours, je me disais qu’il faudrait que je m’arrête pour saluer tes enfants
qui semblaient être là pour faire le ménage en ouvrant grand les fenêtres. Et puis je passais dans
ta rue sans m’arrêter, et puis je me disais que je n’y avais plus ma place, et
puis j’ai pensé au mimosa qui était sur mon siège passager et je me suis dit
que je devrais plutôt le déposer sur ta stèle. Scotché avec un bout de
sparadrap en prenant soin d’en mettre un aussi pour ton mari qui me manquait
aussi, souvent.
- Trop tôt.
Ces deux mots, ta fille n’a eu de
cesse de les répéter à chacune de ses phrases la dernière fois que je l’ai vu. « Trop tôt », pour parler de
ton départ. De ces moments qu’elle voudrait encore passer avec toi, de ces
confidences sur le canapé que je n’étais pas la seule à aimer partager avec
toi. Trop tôt.
Trop tôt comme ces prises de sang
que tu me demandais de décaler un peu plus tard pour te laisser le temps de
dormir encore un peu. Ta robe de chambre, le bruit de la bouilloire et mon bol
déjà près sur la table de ta cuisine un peu trop sombre. Ces moments sacrés
d’après le soin où je te montrais sur mon téléphone les photos du coucher de
soleil de la veille, de ma petite dernière toujours aussi potelée ou de mon
jardin qui te rappelai le tiens dans lequel tu n’allais plus vraiment.
Trop tôt, trop tard, on ne sait
plus trop…
« Trop tard », c’est ce que je me suis dit lorsque je me
suis garée devant l’église ce jour-là. Plus personne sur le parvis, tout le
monde était déjà entré. J’ai couru sous la pluie en me disant que j’aurais dû
me débrouiller pour être à l’heure. Tu vois, je n’étais pas fichue d’être
ponctuelle pour tes prises de sang, je ne le suis pas plus pour ton
enterrement… Et puis il y avait eu cette patiente et son pansement de méchage
fait dans l’angoisse et la douleur d’une plaie béante qui coule et qui fait
peur. J’avais pris le temps pour elle en me disant que j’en aurais moins pour
toi... J’ai ouvert la grosse porte en bois et je me suis engouffrée rapidement
dans l’église avant de me stopper net, devant ton cercueil posé dans l’entrée, à
deux mètres de moi.
Tout le monde était debout,
recueilli autour de toi. J’ai voulu me faire discrète et j’ai cherché du regard
un coin où me dissimuler parce que je ne voulais pas qu’on me voit. Et puis la
foule s’est écartée pour la laisser passer. Ta fille s’est avancée vers moi avec
de grands bras ouverts pour me prendre tout contre elle :
- Oh, tu as pu venir. Merci,
merci…
Je l’ai serré dans mes bras aussi
fort que j’aurais voulu te serrer toi et puis elle a eu ces mots susurrés entre
deux sanglots :
- Elle t’aimait tellement… Si tu savais, elle
t’aimait tellement...
Non, je ne savais pas.
Dans les bras de ta fille, je me
suis fendue en laissant apparaitre d’un coup mon cœur d’amie. Ce cœur que je
préservais pendant le soin mais que je ne dissimulais plus une fois le sachet
de thé trempé dans l’eau chaude. Ce cœur que j’avais posé dans ta main alors que je tenais la
tienne, toute petite que tu étais ma belle et grande dame, dans ton lit d’hôpital
la dernière fois que je t’ai vu.
Je ne savais pas. Comment
aurais-je pu savoir que tu m’aimais autant ? Comment aurais-je me douter que
je t’aimais tout autant… La frontière qui séparait mon empathie de soignante de
mon inquiétude d’amie était devenue aussi fine et fragile que la peau de ta
main sur laquelle je m’évertuais à chercher une veine. J’ai pleuré de t’avoir
perdu si tu savais. J’ai eu tellement mal aux tripes que je me suis demandée « A
quoi bon ? ». A quoi bon aimer les soigner ces gens, si c’est pour pleurer de
les voir mourir ensuite ? Et d’un coup, je n’y ai plus cru et j’ai envié celles qui
prennent soin de l'autre sans aimer d’amitié ceux qu’elles touchent de leurs mains. Celles
qui côtoient la mort sans la détester.
J’ai l’impression de ne plus savoir
faire. L’impression d’être condamnée à pleurer ceux que j’ai tellement aimé
soigner. Condamnée à détester la mort en frappant mon volant dans une colère dingue
de me dire que rien n’est juste. Que la vie est une connasse et la mort une
belle garce.
… Et puis il y a le mimosa.
Celui de mon jardin, celui que je
fixais du regard lorsque ton fils m’a appelé pour m’annoncer ton décès. Ces
fleurs jaunes signant la fin de l'hiver que tu détestais tant. J’ai pris mon
sécateur et je suis allée cueillir autant de brins que j’avais de patients pour
ma tournée du lendemain, plus un que je tenais entre les mains. Le tien.
Ma tournée du matin a été
agrémentée de « Oh, mais ce sont mes fleurs préférées ! », de « C’est
gentil de m’amener un peu de soleil dans ma maison ! », et de « Merci
beaucoup, vraiment… » sincères et touchants. Je me suis
nourri de chacun des sourires de mes patients et j’ai rapidement retrouvé le
mien. Mais il me restait un tout dernier brin et moi en train de frapper à la
porte de cette maison dans laquelle tu n’habitais plus.
Ce n’étaient pas tes enfants dans
ta maison grande ouverte, finalement. La jeune femme qui m’a accueilli sur le
pas de la porte n’a pas tout de suite compris ma présence. Je lui ai parlé d’une
personne qui aurait aimé avoir un peu de printemps pour illuminer sa cuisine un
peu sombre, je lui ai dit qu’une fleur scotchée sur une stèle n’avait pas de
sens et que je préférais l’offrir à quelqu’un qui pourrait la regarder et la
respirer. La jeune femme a pris le brin de mimosa en me remerciant avec un sourire, touchée de voir que je l'étais.
« Tu ne sauras jamais à quel
point je t’aime », c’est ce que signifie le mimosa dans le langage des
fleurs. Et il a raison. Je ne saurais jamais à quel point je suis appréciée de
ceux que je soigne et jamais mes patients sauront combien ils sont importants
pour moi.
[ Photo : mon sac, mon badge et mon tout petit brin de mimosa. Illustration du badge réalisé par Mathou ]