vendredi 8 septembre 2017

Être mort, c’est comme être con.




- Mettez vous bien sur deux rangs s'il vous plait messieurs dames...

Et j’avance, petits pas par petits pas. Je n’aime pas quand ça n’avance pas. Surtout quand je n’ai qu’une envie, celle d’aller vite vers toi et me barrer… Je me décale légèrement de la file d’attente et je te vois au loin, tout sourire et encadré. Je fais une mou un peu ridicule, je crois que je n’ai plus envie d’y aller. Je me retourne, l’allée est blindée, je suis coincée. Je vais avoir l’air con si je rebrousse chemin « c’est qui cette nana qui refuse d’aller lui dire au revoir ?! ». Alors j’avance, petits pas par petits pas.

Les mains dans les poches, je regarde mes boots en cuir : tiens, il y a une tâche. Ça fait moyen, j’aurais pu l’essuyer… Mais c’est un truc que tu ne m’aurais jamais reproché toi, alors je m’en fiche un peu. Une fois, en m’ouvrant la porte de ta maison tu m’avais surpris en train de m’essuyer le bout de ma chaussure sale contre mon mollet genre flamand-rose-toqué-de-la-tâche et tu m’avais dit « Hey Michel (tu appelais les gens Michel avant de raconter une blague), tu crois que tu viens soigner Rothschild ? T’en fait pas va, les vraies tâches ne passent pas ma porte ! Entre, je suis au téléphone j’en ai pour deux secondes. Tu te sers un thé ? ». Je connaissais par coeur ta maison, le placard avec les sachets de thé et ton chat qui grimpait sur l’évier pour que je lui caresse la tête. Je regarde ma tâche, je pense à Rothschild que tu aurais surement appelé Michel, à ton chat, au thé noir et j’avance…

Dans ma poche je sens mon papier froissé et humide à force d’être serré dans ma main moite. Cette feuille que j’ai cherché au fond de mon sac avant de venir ici parce que j’avais besoin de l’avoir contre moi. Pour avoir un peu de toi rien qu’à moi. Les gens devant moi te saluent, la file se réduit et je continue d’avancer. J’entends le bruit des goupillons reposés dans la coupelle sur pied doré. Ce n’est tellement pas toi tout ça. Encore un pas. L’assistant funéraire nous rappelle de bien nous mettre sur deux rangs. Rien qu’un tout petit pas pour te toucher...

J’ai délaissé le goupillon qu’on m’avait tendu pour lui préférer le contact dur et froid de ta boite. J’ai enserré doucement de ma main l’angle de bois ciré et parfaitement vernis. Mes yeux se sont perdus sur le cadre posé sur ton cercueil. Un sourire ouvrait ton visage en plissant tes yeux qu’on devinait vert clair. Mon cœur s’est serré aussi fort que si l’on avait voulu le froisser comme une feuille pour en faire une boule dure et moche. Je suis sortie sans regarder ni mes chaussures ni ceux qui m’entouraient. Je voulais juste une clope et puis je me suis souvenue que j’avais arrêté de fumer.

Dehors, je me suis rapprochée d’un groupe de fumeurs pour profiter en toute impunité de leurs fumées. J’ai regardé le ciel nuageux et le clocher qui sonnait ton départ. Et d’un coup, un peu vide de tout, je me suis dit « A quoi bon ? A quoi bon tout ça si ça doit se terminer dans une boite avec le cœur froissé ? ». J’ai ressorti la feuille de ma poche, celle que tu m’avais offerte lors de notre rencontre il y a quatre ans pour le premier soin : 


« Quand on est mort, on ne sait pas qu’on est mort,
c’est pour les autres que c’est difficile,
Quand on est con c’est pareil. »


- Mais tant que je ne suis pas trop con, tout va bien !

Tu m'avais répondu ça en m'offrant cette feuille qui trainait sur la table de ta cuisine, ce jour là tu avais le même sourire que sur le cadre. Je relisait mon petit bout de papier en souriant avec les larmes au bord du cœur... A quoi bon tout ça ? A quoi bon en sourire si tu n'es plus là... Et puis une heure plus tard, j’ai compris.

Les proches et les amis s’étaient réunis dans une salle louée pour l’occasion. Cacahuètes, gâteaux apéro et verres de vin pour repenser à toi. Les verres s’entrechoquaient, on entendait ton prénom, on parlait de toi au passé et puis au présent aussi. Certains ressortaient tes meilleures blagues, d’autres échangeaient des souvenirs partagés avec toi. J’ai salué ceux que je connaissais et puis on m’a présenté à lui, heureux de me rencontrer, et puis à elle, touchée de faire ma connaissance. 
« C’est Charline… ». Les yeux se sont ouverts, les regards étaient émus, les paroles étaient belles et mon cœur se défroissait à chaque mots que j’entendais me concernant. Et puis avant de partir on a insisté pour me la présenter, celle que je suivais du regard depuis mon arrivée sans oser l’aborder. Je ne la connaissais pas, elle ne m’avait jamais vu mais elle te ressemblait tellement, c'était une évidence que c’était elle, ta sœur. Lorsqu’elle a entendu « C’est Charline » elle s’est arrêtée net. Ces grands yeux verts se sont brouillés en s’arrêtant dans les miens. Des mots touchants ont continué de défroisser mon cœur en douceur comme on caresse une surface du plat de la main :


- Merci… Merci… Il vous aimait beaucoup… Nous parlait de vous… Vos mots… A l’hôpital… L’ont aidé… Nous ont aidé… Vous n’avez pas idée à quel point vous avez été importante pour lui… Pour nous.

Je l’ai prise dans mes bras avec autant de plaisir et de peine que j’aurai eu à le faire avec toi et lorsque mon cœur a touché le sien, j’ai compris que le mien n’était plus froissé du tout.
Finalement, on peut se demander à quoi bon soigner nos patients si on ne réussit pas à les guérir. On peut se demander où est l’intérêt d’ouvrir son cœur si c’est pour qu'il se froisse lorsque nos patients meurent... Et puis, je me suis simplement rappelé tes blagues en écoutant celles qui étaient répétées dans la salle entre deux cacahuètes. Je me suis souvenu de ton sourire en voyant celui de ta sœur et mon cœur s'est gonflé de bonheur quand ta mère m'a pris dans ses bras en me disant "Ah, Notre infirmière !" alors que je n'avais jamais soigné que toi... 

Mais la vie est là, tout autour de moi, tout autour de nous, même si toi tu n'es plus là avec nous. Et je continuerai de me nourrir des larmes pour me rappeler le pire et de toute la vie qui s'en dégage pour ne jamais oublier que le principal est de se sentir vivant, quoi qu'il en coute, pour que jamais plus on ne doute.

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...