Ce matin je n’arrive pas à me
concentrer derrière mon volant. Beaucoup de soins à caler en peu de temps, la
projection mentale de mon agenda me fait mal aux synapses. Je suis énervée et
je lutte depuis le réveil pour ne pas laisser ce bouillonnement intérieur transparaitre
sur mes soins. Il y a cette musique sur Radio Nova que j’adore
habituellement mais qui m’agace l’oreille ce matin. Je n’ai même pas envie de
zapper sur France Inter. Pas envie d’écouter nos Politiques qui ont
certainement dû prendre l’antenne à cette heure de la matinée pour nous
rappeler combien la crise est dure et combien nos frontières sont fragiles.
Je
coupe le son et me laisse bercée par le ronron de mon moteur… Mais mon
agacement me fait quitter ma torpeur. Et puis il y a ce mec là, en cravate,
assis sur mon siège passager et qui ne me quitte pas depuis que j’ai débuté ma
tournée.
J’ai mal dormi. Je n’ai pas cessé
de repenser à cet article que j’ai lu hier soir sur la cour des comptes et sur
le bilan qu’elle faisait de ma profession d’infirmière libérale. Il paraitrait
que je coûte « trop cher ». Ils veulent augmenter les contrôles pour
déterrer les méchantes taupes d’infirmières libérales pour leur taper sur le coin
du museau parce qu’elles font des mottes de terre un peu partout sur la pelouse
déjà pourrie des fonds public.
« Et puis, vous prendrez à gauche s’il vous plait. » me
dit l’homme à la cravate. Oui merci, je connais la route, je la fais deux fois
par jour ! Je me stationne devant cette maison décrépie perdue au milieu
des champs de maïs. A l’intérieur vit une famille dont les âges cumulés
atteignent facilement les 300 ans. Un couple accueillant sous leur toit deux
vieux parents de plus de quatre vingt dix ans, par vraiment par choix. La
maison de retraite était trop chère. La cravate me suit jusque dans la salle de
bain… Il note tout ce que je fais, compte le temps passé en jetant un coup d’œil
sur le cadran doré de sa montre. C’est bien la seule chose dorée ici en dehors
du crucifix du salon, et encore, ce n’est pas de l’or. Je regarde son calepin par-dessus
son épaule :
- Vous noterez bien que j’ai
passé 25 minutes pour aider la petite dame à se laver et à s’habiller et que je
ne compte qu’ 1AIS3 au lieu des 2AIS3 prévu pour les soins des 30 minutes et
plus hein ? A cinq minutes près c’est con quand même… Vous notez bien que
je ne vais déclarer que 10€45 pour mon soin, je ne suis pas une fraudeuse,
dites ! (montant que je diviserai ensuite par deux pour pouvoir payer mes
charges, ce qui revient à travailler pour un peu moins de 11€ net de l’heure).
Je me sens fliquée, je déteste ça. J’ai l’impression qu’on veut me faire passer
pour une voleuse ou une délinquante que l’envie d’argent pourrait faire
basculer dans la fraude à tout moment.
Mais il m’attendait déjà dans la
voiture pour le patient suivant. La tournée c’est ensuite enchainée. Des prises
de sang de gens impiquables pour 6€08 (montant toujours à rediviser par deux),
un « pansement simple » facturé
8€80. Soin que je facturerai le même prix quelques maisons plus loin pour un
très jeune enfant, car il n’existe pas de majoration pédiatrique, même pour les
plus petits qui nous prennent du temps. Un pansement de brûlure côté en « pansement simple » parce qu’il
ne fait pas les 60cm² règlementaires alors que le temps passé à nettoyer,
épluché et protéger motiverai vraiment d’être payé plus. Une injection d’anticoagulant
chez une dame qui vient de subir une ablation de son utérus et qui m’apprend que
les résultats de l’anapath’ sont tombés : c’est cancéreux. Et merde. Alors
je prends le temps de discuter parce qu’elle en a besoin.
Je sens que l’homme à
la cravate est content. Je suis une bonne infirmière qui est là pour ces
patients et qui écoute. Mais je ne facturerais pas plus que les 7 €
règlementaires, parce que la réassurance et le soutien, ça n’a soi-disant pas
de prix. Un peu comme tous les petits soins qu’on galère à faire entrer dans la
nomenclature : pose de bas à varice, collyres, préparation de traitement
chez un patient déficient visuel, changement de poche urinaire, et j’en passe…
Tous ces soins n’entrant pas dans le cadre de notre nomenclature éditée par la
sécu’ et qui doivent être réalisés gratuitement ou facturés plein pot à nos
patients. Allez expliquez ça à la petite dame aux mains pleines d’arthrose qui
ne peut se mettre ses collyres seule ou à cet autre moitié aveugle qui n’arrive
plus à différencier ses traitements !
Bref. Je sens bien que le mec à
la cravate s’agace. Il persiste à me montrer de la pointe de son stylo le
chiffre incroyable qu’il a noté tout en haut de son calepin. Un chiffre à plusieurs
zéro. Et il se tait… Et alors que nous sommes entre deux patients, perdu sur un
chemin de campagne boueux je me retourne vers lui et je lui dis :
- Ecoute, je suis désolée mais tu
vas devoir descendre et retourner dans ton grand bureau de la cour des comptes
à pieds. J’en peux plus, tu me stresses, tu me fatigues. Depuis hier je me sens
mal à cause de ton bilan là… Qu’est ce qui te permet de juger de mon travail et
de savoir si je touche trop d’argent ? Tu as vu ma tournée ce matin !
Tu as vu le nombre de gens que j’ai soigné, et sous la pluie en plus ! Je
suis trempée. Je suis fatiguée d’enchainer les kilomètres tous les jours sur
ces routes toutes pourries de campagne.
Tu me dis que je coûte trop cher ?
Je ne suis même pas payer pour la totalité de mes soins ! Tu dirais quoi
toi si ton travail n’était payé qu’à moitié prix, voire même devenir totalement
gratuits à partir du troisième actes ? Tu trouves ça normal d’être payé 11
€ net de l’heure pour laver des gens qui parfois te tousse à la face, pour les habiller
dans des conditions matérielles souvent déplorable en se cassant le dos parce
que rien n’est adapté ? Et pourquoi je ne peux pas cumuler les soins
techniques lors des toilettes ? Pourquoi les pansements, les injections,
les prises de sang sont réalisées gratuitement, hein tu peux me le dire toi là,
avec ta cravate ? On se fait hurler dessus, cracher au visage, les
patients déversent parfois des colères énormes juste parce qu’il n’y a que nous
pour les écouter. C’est fatiguant tu sais…
J'ai un coût. Mais c’est
mon salaire et je n’ai pas honte de dire que je le mérite. Grâce à moi les personnes
âgées peuvent rester chez elles. Dans les maisons qui les ont parfois vu
naitre, elles peuvent tranquillement poursuivre leur vie sans enrichir les
directions de maison de retraite. Mes patients sous chimio peuvent rentrer chez
eux auprès de leurs proches avec une pompe et je suis là pour surveiller que
tout se passe bien. C’est certain que sans ça, ils ne pourraient quitter les couloirs
des centres de cancérologie. Grâce à mes interventions, ceux qui se sont fais
opérer peuvent rentrer chez eux plus tôt et laisser de la place dans des
services surchargés. Je réalise des prises de sang au cabinet pour ceux qui n’ont
pas les moyens de se déplacer dans des laboratoires. Je vais chercher les
médicaments de ceux qui ne peuvent se rendre à la pharmacie. Je suis un chainon
dont le système de santé ne peut pas se défaire. Je suis LE lien qui réunie mes
patients à l’hôpital et inversement.
Toi avec ta cravate, tu ne fais
que lire des études incomplètes pour ne citer que des chiffres qui font peur. « 6,4 milliards d’Euros » j’ai
bien compris que c’était celui dont tu me parlais depuis ce matin. Voilà ce que
mes 100 000 consœurs et moi coûtons chaque année à la société ! De
quoi faire flipper n’importe quel contribuable lisant ton bilan à la noix. Mais
elle est où l’étude portant sur les économies que nous permettons de faire à la
sécu’ ? Sur tous ces actes que nous réalisons gratuitement ? Sur
toutes ces chirurgies ambulatoires que nous prenons en charge pour un prix dérisoire
en comparaison des 400 € moyen d’une journée d’hospitalisation ? Sur cette
population qui vieillie et qui est en demande constante de soins mais qui
n’a pas toujours l’envie et les moyens d’aller en maison de retraite ? Sur ces
arrêts de travail que nous ne prenons pas parce que nous n’y avons pas le droit ?
Alors oui, c’est certains, mon
métier à un coût et des contraintes mais je n’ai pas choisi d’être traitée
comme une voleuse qu’on éreinte. Descends, j’ai du boulot.
J'ai ouvert sa portière et je l’ai laissé lui, sa cravate et
son calepin sur le bord de la route. En regardant
dans le rétroviseur il avait disparu. Je me dis parfois que je vais disparaitre
moi aussi... Que la nouvelle loi santé nous enterrera tous et qu’au dessus de nos
têtes ne reposeront plus que des SSIAD et des HAD. Des bouffeuses de taupes qui
auront vite fait de retourner complètement le joli gazon vert des fonds publics
que notre chère Marisol Touraine ne cesse de resemer à coup de bilans et de
contrôles inadaptés.