[illustration de Mathou ] |
Je n’arrive pas à détourner le
regard de ce t-shirt rouge, de ces vagues venant frapper les joues de cet enfant
échoué. Je lutte mais je transfère, et je pense à ma fille de trois ans qui a
découvert la mer pour la première fois cet été, jouant et courant au bord de « La grande piscine maman ! »,
comme elle adorait la nommer. Elle ne se doute pas un instant, petite mère, que
de l’autre coté de l’eau se joue des combats de parents cherchant à provoquer l’infinie
petite chance d’offrir un avenir à leurs enfants, loin des guerres, de la
violence et des larmes...
Les vagues viennent frapper
encore et encore ce petit corps que la mer à rejetée. Notre propre terre ne veut
plus de nous et c’est la mer qui nous noie… Notre si belle planète bleue
ressemble tout à coup à un minuscule terrain sur lequel certains tourneraient
en rond à la recherche d’un refuge. Elle me parait hostile alors que je me sens
tellement en sécurité. Elle est meurtrière et je ne me sens absolument pas en
danger.
Je suis « l’ambivalence »
de ceux qui vivent dans les pays convoités par ceux qui se noient sur nos côtes.
Je suis celle qui pleure derrière son ordinateur. Je suis celle qui incarne le
futur que n’aura pas Aylan. Et je crie, et j’écris, et je pleure…
Je lis l’indignation de tous. Je
lis la colère, la peur et la haine de certains. Des relents de Charly Hebdo. Nous
allons tous pleurer, manifester notre peine et bientôt nous n’en parlerons
plus. Nous aurons ponctionné un temps l’hémorragie par nos dessins et nos
écrits, pour finalement accepter d’enlever notre point et laisser à nouveau
couler le sang… Et tourner notre dos. Et je me sens mal.
J’ai l’impression de
perdre un peu plus foi en l’humanité chaque jour. Et pourtant je continue à le
soigner. Celui qui pleure devant ce T-Shirt rouge. Celui qui se plaint des immigrés qu’il n’a jamais croisé. Et celui qui a passé les frontières et qui
vit caché dans un appartement prêté par une association d’aide aux réfugiés…
Trois étages me séparaient de
leur appartement. Quarante huit marches d’une ascension vers la précarité de
cette cité sensible. Les étages étaient saturés d’odeurs de nourritures grasses,
de multiples chaussures laissées sur les paillassons, de poussettes et d’odeur
de pisse.
J’avais été appelé pour
intervenir chez une enfant atteinte d’un grave cancer. Une prise de sang deux
fois par semaine à réaliser sur sa chambre implantable située en dessous de sa
toute petite clavicule. J’allais devoir percer la peau d’un bébé de six mois
avec du matériel aussi gros qu’une aiguille à laine, le tout en maintenant une
stérilité parfaite. Plus je montais les marches, et moins j’en menais large. Mon
métier me fait parfois relever des défis dont je me passerai volontiers… Mais j’avais
entendu parlé de cette famille dans les médias locaux et j’étais curieuse de
rencontrer celle que les journaux appelaient « la mère courage ».
Elle et son mari ingénieur avaient
traversé l’Europe tout entière avec leur bébé dans les bras. Ils venaient d’apprendre
que leur fille souffrait d’un cancer du foie qui la condamnait s’ils restaient
dans leur pays. Ils ont marchés pendant deux mois, fais du stop, monté clandestinement dans des camions, pris des
risques inconsidérés pour finir par arriver à l’entrée de cette grande ville de
France un soir pluvieux, en plein hiver. Cette mère, seulement vêtue d’un
t-shirt, d’une culotte, de claquettes et d’un anorak, tenait sous son long manteau,
tout contre elle, un bébé de quatre mois gravement malade.
Le nom que j’avais sur ma fiche
était imprononçable. Une famille des pays de l’Est. Je frappais à la porte. Une
femme vêtue d’un boubou vert m’ouvrit et me montra d’une façon assez
autoritaire le fond de l’appartement. Je passais devant la cuisine où d’énormes
marmites bouillonnaient, dégageant des effluves chargés d’épices et saturant l’air
d’une humidité au goût de riz. Le couloir était sombre. La porte entrouverte du
salon laissait apparaitre un canapé un peu miteux sur lequel était vautré un homme
les pieds posés sur une table basse Ikéa d’un blanc immaculé et qui tranchait
avec la décoration maronnée à la pointe du meilleur goût chez Emmaus. Une chambre
avec des lits superposés laissait supposer du nombre d’enfants, quatre. Une
salle de bain encombrée et une porte de chambre close sur laquelle était collé
un papier présentant le nom de celle qui m’attendait. La porte s’ouvra sous les
trois petits coups donnés par le poing fermé de ma main.
« Bonjour, vous infirmière, ma fille prise blood ? »
Accompagné d’une gestuelle qui
aurait pu lui faire péter les scores à un jeu de devinette, le papa m’invita à
entrer dans la chambre.
Un lit deux places et un plus petit pliable. Une table,
une chaise sur lequel s’amoncelait des affaires et des couvertures et plus loin
une veille télé. La petite pièce était optimisée dans ses moindres recoins. L’aplasie
de leur fille et la crainte qu’elle ne tombe malade les empêchait de quitter
cette pièce qu’ils avaient transformé en un cocon rassurant, lumineux et
ordonné. Je m’y sentais bien.
L’enfant endormie, reposait emmitouflée
dans une couverture, bien calée entre des coussins sur le lit de ses parents.
Je ne voyais que le bout de son tout petit nez. La mère me regardait avec deux
yeux de chatte inquiète mais je sentais à son sourire qu’elle s’en remettait
totalement à moi. Ça n’eut pas vraiment pour effet de me détendre. Elle pris
son enfant dans ses bras avec toute la douceur possible. Elle était tellement
petite. Sa peau était jaune, signe de son foie en souffrance. Elle n’avait pas
de cheveux et une sonde sortait de sa narine. Elle ouvrit de grands yeux noirs
et à ma vue, m’offrit un large sourire duquel ne pointait qu’une dent. Sa mère rassurée,
l’installa sur le lit.
Elle lui chantait des comptines douces en la caressant. Je ne comprenais ni le sens ni les mots de ces chants qui
auraient pu endormir n’importe quel enfant du monde. Je l’écoutais et je me
concentrais dans la préparation de mon matériel qui devait rester parfaitement
stérile.
J’étais vêtue de ma blouse
jetable verte, de mon masque et de mes gants stériles et me retournais vers le
tout petit bout. A la vue de mon visage dont la seule partie visible n’étaient
que mes yeux, la petite patiente, jusqu’alors d’un calme et d’un sourire
incroyable, se mit à hurler. Erreur de débutante, j’étais tellement concentrée
sur la stérilité ma préparation que j’en avais oublié l’essentiel : « Rassurer avant de soigner pour
soigner en assurant ».
Je regardais mes mains recouvertes de mes gants
stériles qui ne pouvaient enlever le masque. Je tentais de le retirer en le
frottant contre mon épaule et en me disant que je ferais le soin en apnée, si
besoin était. Je sentais la pression monter… Alors je me suis mise à chanter, « Il en faut peu pour être heureux »,
du livre de la jungle, en faisant des grimaces avec mes yeux. Je devais
ressembler à une sorte de monstre vert gigotant. Mais l’enfant amusé se calma
et la prise de sang se termina dans les rires.
A chacun de mes passages, la mère
insistait pour m’offrir un verre de jus de fruits premier prix. Elle l’achetait
pour moi, avec le peu d’argent qu’elle recevait de Terre d’Asile. Elle tenait
plus que tout à ce geste de partage
auquel je me pliais avec plaisir.
Je restais un peu plus longtemps à la fin du
soin. La mini-puce installée sur mes genoux, rayonnait de jours en jours, même
après les difficiles cures de chimiothérapie. Je profitais de ces instants
privilégiés pour partager avec elle autre chose que des piqures et des soins. Soins, qui se déroulaient bien depuis que je dessinais des sourires et des grimaces avec un feutre sur mon masque.
Ses parents parlaient de mieux en mieux français. La mère courage regardait
tous les jours « Motus » et
« Questions pour un champion ».
Elle faisait des mots croisés et avait réussi à se procurer un dictionnaire et
des livres d’apprentissage à la lecture pour CP. Elle me demandait de la reprendre
à chacune de ses fautes de français et développait une très bonne culture
générale. Son mari, qui n’avait pas à pâlir de son courage et de sa persévérance
à s’en sortir, travaillait au noir sur les chantiers du coin, l’absence de
papiers l’empêchant de trouver de vrais contrats. Il espérait pouvoir
retravailler un jour dans l’ingénierie, mais ne se faisait pas trop d’illusion.
« Le principal, c’est la famille »,
cette phrase ne le quittait jamais.
Un jour, un appel de l’association
qui les hébergeait nous annonça qu’ils avaient dû déplacer la petite famille
vers un autre logement qui n’était plus sur notre secteur de soins. Le père s’était
battu avec l'autre père après qu’un des fils de cette famille se soit amusé à cracher au visage
de sa fille. Elle avait dû se faire hospitaliser pour infection grave. Je ne
les reverrai plus.
Il y a des jours où je repense à elles, à
lui. Où je ne peux m’empêcher de penser à eux. A ceux qui grimpent les murs,
qui montent dans les camions et qui s’échouent sur les rives de nos côtes. A
ceux qui n’ont pas eu d’autres choix que de faire prendre des risques
inconsidérés à leurs enfants qu’ils savent de toute façon condamné, et qui ne
trouvent au bout de leur périple qu’un goût de mer au fond de leurs poumons.
à Aylan et les autres... ♡