vendredi 4 septembre 2015

Mes larmes ont le goût de la mer…

[illustration de Mathou ]

Je n’arrive pas à détourner le regard de ce t-shirt rouge, de ces vagues venant frapper les joues de cet enfant échoué. Je lutte mais je transfère, et je pense à ma fille de trois ans qui a découvert la mer pour la première fois cet été, jouant et courant au bord de « La grande piscine maman ! », comme elle adorait la nommer. Elle ne se doute pas un instant, petite mère, que de l’autre coté de l’eau se joue des combats de parents cherchant à provoquer l’infinie petite chance d’offrir un avenir à leurs enfants, loin des guerres, de la violence et des larmes... 

Les vagues viennent frapper encore et encore ce petit corps que la mer à rejetée. Notre propre terre ne veut plus de nous et c’est la mer qui nous noie… Notre si belle planète bleue ressemble tout à coup à un minuscule terrain sur lequel certains tourneraient en rond à la recherche d’un refuge. Elle me parait hostile alors que je me sens tellement en sécurité. Elle est meurtrière et je ne me sens absolument pas en danger. 
Je suis « l’ambivalence » de ceux qui vivent dans les pays convoités par ceux qui se noient sur nos côtes. Je suis celle qui pleure derrière son ordinateur. Je suis celle qui incarne le futur que n’aura pas Aylan. Et je crie, et j’écris, et je pleure…

Je lis l’indignation de tous. Je lis la colère, la peur et la haine de certains. Des relents de Charly Hebdo. Nous allons tous pleurer, manifester notre peine et bientôt nous n’en parlerons plus. Nous aurons ponctionné un temps l’hémorragie par nos dessins et nos écrits, pour finalement accepter d’enlever notre point et laisser à nouveau couler le sang… Et tourner notre dos. Et je me sens mal. 
J’ai l’impression de perdre un peu plus foi en l’humanité chaque jour. Et pourtant je continue à le soigner. Celui qui pleure devant ce T-Shirt rouge. Celui qui se plaint des immigrés qu’il n’a jamais croisé. Et celui qui a passé les frontières et qui vit caché dans un appartement prêté par une association d’aide aux réfugiés…

Trois étages me séparaient de leur appartement. Quarante huit marches d’une ascension vers la précarité de cette cité sensible. Les étages étaient saturés d’odeurs de nourritures grasses, de multiples chaussures laissées sur les paillassons, de poussettes et d’odeur de pisse.
J’avais été appelé pour intervenir chez une enfant atteinte d’un grave cancer. Une prise de sang deux fois par semaine à réaliser sur sa chambre implantable située en dessous de sa toute petite clavicule. J’allais devoir percer la peau d’un bébé de six mois avec du matériel aussi gros qu’une aiguille à laine, le tout en maintenant une stérilité parfaite. Plus je montais les marches, et moins j’en menais large. Mon métier me fait parfois relever des défis dont je me passerai volontiers… Mais j’avais entendu parlé de cette famille dans les médias locaux et j’étais curieuse de rencontrer celle que les journaux appelaient « la mère courage ».

Elle et son mari ingénieur avaient traversé l’Europe tout entière avec leur bébé dans les bras. Ils venaient d’apprendre que leur fille souffrait d’un cancer du foie qui la condamnait s’ils restaient dans leur pays. Ils ont marchés pendant deux mois, fais du stop, monté clandestinement dans des camions, pris des risques inconsidérés pour finir par arriver à l’entrée de cette grande ville de France un soir pluvieux, en plein hiver. Cette mère, seulement vêtue d’un t-shirt, d’une culotte, de claquettes et d’un anorak, tenait sous son long manteau, tout contre elle, un bébé de quatre mois gravement malade.


Le nom que j’avais sur ma fiche était imprononçable. Une famille des pays de l’Est. Je frappais à la porte. Une femme vêtue d’un boubou vert m’ouvrit et me montra d’une façon assez autoritaire le fond de l’appartement. Je passais devant la cuisine où d’énormes marmites bouillonnaient, dégageant des effluves chargés d’épices et saturant l’air d’une humidité au goût de riz. Le couloir était sombre. La porte entrouverte du salon laissait apparaitre un canapé un peu miteux sur lequel était vautré un homme les pieds posés sur une table basse Ikéa d’un blanc immaculé et qui tranchait avec la décoration maronnée à la pointe du meilleur goût chez Emmaus. Une chambre avec des lits superposés laissait supposer du nombre d’enfants, quatre. Une salle de bain encombrée et une porte de chambre close sur laquelle était collé un papier présentant le nom de celle qui m’attendait. La porte s’ouvra sous les trois petits coups donnés par le poing fermé de ma main.

« Bonjour, vous infirmière, ma fille prise blood ? »

Accompagné d’une gestuelle qui aurait pu lui faire péter les scores à un jeu de devinette, le papa m’invita à entrer dans la chambre. 
Un lit deux places et un plus petit pliable. Une table, une chaise sur lequel s’amoncelait des affaires et des couvertures et plus loin une veille télé. La petite pièce était optimisée dans ses moindres recoins. L’aplasie de leur fille et la crainte qu’elle ne tombe malade les empêchait de quitter cette pièce qu’ils avaient transformé en un cocon rassurant, lumineux et ordonné. Je m’y sentais bien.

L’enfant endormie, reposait emmitouflée dans une couverture, bien calée entre des coussins sur le lit de ses parents. Je ne voyais que le bout de son tout petit nez. La mère me regardait avec deux yeux de chatte inquiète mais je sentais à son sourire qu’elle s’en remettait totalement à moi. Ça n’eut pas vraiment pour effet de me détendre. Elle pris son enfant dans ses bras avec toute la douceur possible. Elle était tellement petite. Sa peau était jaune, signe de son foie en souffrance. Elle n’avait pas de cheveux et une sonde sortait de sa narine. Elle ouvrit de grands yeux noirs et à ma vue, m’offrit un large sourire duquel ne pointait qu’une dent. Sa mère rassurée, l’installa sur le lit. 

Elle lui chantait des comptines douces en la caressant. Je ne comprenais ni le sens ni les mots de ces chants qui auraient pu endormir n’importe quel enfant du monde. Je l’écoutais et je me concentrais dans la préparation de mon matériel qui devait rester parfaitement stérile. 

J’étais vêtue de ma blouse jetable verte, de mon masque et de mes gants stériles et me retournais vers le tout petit bout. A la vue de mon visage dont la seule partie visible n’étaient que mes yeux, la petite patiente, jusqu’alors d’un calme et d’un sourire incroyable, se mit à hurler. Erreur de débutante, j’étais tellement concentrée sur la stérilité ma préparation que j’en avais oublié l’essentiel : « Rassurer avant de soigner pour soigner en assurant ». 
Je regardais mes mains recouvertes de mes gants stériles qui ne pouvaient enlever le masque. Je tentais de le retirer en le frottant contre mon épaule et en me disant que je ferais le soin en apnée, si besoin était. Je sentais la pression monter… Alors je me suis mise à chanter, « Il en faut peu pour être heureux », du livre de la jungle, en faisant des grimaces avec mes yeux. Je devais ressembler à une sorte de monstre vert gigotant. Mais l’enfant amusé se calma et la prise de sang se termina dans les rires. 

A chacun de mes passages, la mère insistait pour m’offrir un verre de jus de fruits premier prix. Elle l’achetait pour moi, avec le peu d’argent qu’elle recevait de Terre d’Asile. Elle tenait plus que tout à ce geste de partage auquel je me pliais avec plaisir. 
Je restais un peu plus longtemps à la fin du soin. La mini-puce installée sur mes genoux, rayonnait de jours en jours, même après les difficiles cures de chimiothérapie. Je profitais de ces instants privilégiés pour partager avec elle autre chose que des piqures et des soins. Soins, qui se déroulaient bien depuis que je dessinais des sourires et des grimaces avec un feutre sur mon masque.

Ses parents parlaient de mieux en mieux français. La mère courage regardait tous les jours « Motus » et « Questions pour un champion ». Elle faisait des mots croisés et avait réussi à se procurer un dictionnaire et des livres d’apprentissage à la lecture pour CP. Elle me demandait de la reprendre à chacune de ses fautes de français et développait une très bonne culture générale. Son mari, qui n’avait pas à pâlir de son courage et de sa persévérance à s’en sortir, travaillait au noir sur les chantiers du coin, l’absence de papiers l’empêchant de trouver de vrais contrats. Il espérait pouvoir retravailler un jour dans l’ingénierie, mais ne se faisait pas trop d’illusion. « Le principal, c’est la famille », cette phrase ne le quittait jamais.

Un jour, un appel de l’association qui les hébergeait nous annonça qu’ils avaient dû déplacer la petite famille vers un autre logement qui n’était plus sur notre secteur de soins. Le père s’était battu avec l'autre père après qu’un des fils de cette famille se soit amusé à cracher au visage de sa fille. Elle avait dû se faire hospitaliser pour infection grave. Je ne les reverrai plus.

Il y a des jours où je repense à elles, à lui. Où je ne peux m’empêcher de penser à eux. A ceux qui grimpent les murs, qui montent dans les camions et qui s’échouent sur les rives de nos côtes. A ceux qui n’ont pas eu d’autres choix que de faire prendre des risques inconsidérés à leurs enfants qu’ils savent de toute façon condamné, et qui ne trouvent au bout de leur périple qu’un goût de mer au fond de leurs poumons.

à Aylan et les autres...

[illustration de Mathou, de Crayon d'Humeur
 qui a gentiment accepté que je publie sa création ]

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...