Ce matin je n’ai pas envie
d’aller travailler. Et puis il y a du brouillard partout... Du brouillard sur
la route, semblant peser lourd sur mes paupières abaissées par la gravité. Du
brouillard dans ma tête, dans laquelle résonne encore la sonnerie du réveil qui
m’aura sorti de mon lit avec toute la douceur d’une caresse au papier de verre.
J’ai pas envie d’aller soigner. J’ai pas envie de sourire. Pas envie d’être
agréable pour les autres. Je suis tellement renfrognée ce matin que j’ai presque
envie de me mettre un coup de pied au cul. Mais même ça j’en ai pas envie…
Et bien, paye ta joie de vivre ce
matin ! Il va falloir que je supporte ça toute la matinée ou bien ?
Qu’est ce qui se passe là ? Oh et puis tiens, ouvre-la ta fenêtre ! Voilà...
Respiiiiire… Respire le brouillard… Sérieusement. Il est tôt, ok. Il fait pas
beau, d’accord. Et alors ? Tu préfères quoi ? Retourner dans ton
ancien service duquel tu ne voyais même pas le soleil et où le seul moyen que
tu avais de prendre l’air c’était pendant tes pauses clopes au moment d’aller
jeter les poubelles du service. C’était vachement plus bucolique hein !
Allez, hop là, tu te motives ! T’as cinq personnes à voir ce matin au
cabinet avant de débuter ta tournée. Hors de question qu’ils aient à supporter une
soignante la gueule dans le brouillard dès le matin alors qu’ils n’ont même pas
pris le café !
Je me gare tout près du cabinet. J’ouvre
ma portière et pose mon pied sur le bitume. Il fait noir et le trottoir est éclairé
de ces réverbères qui donnent à l’asphalte cette couleur orangée et moche. C’est
moi ou la terre est plus basse que d’habitude ? J’ai l’impression de
m’extraire de mon véhicule aux forceps et que ma voiture est plus petite… Ma
première patiente est là. Elle a l’air de s’impatienter. Ou alors elle a froid.
C’est vrai que ce matin ça c’est bien refroidi… Un frisson parcoure mes deux
omoplates pour terminer sa course dans le bas de mon dos. Comment j’aimerai
être sous ma couette…
Et puis je me suis avancée vers
ma toute première dame et je lui ai serré la main. La première d’une longue
série. Son sourire est timide et poli, juste présent dans le coin droit de sa
bouche fine et légèrement rosée. Elle est tellement pâle. Je l’invite à entrer,
à se mettre à son aise et lui montre le fauteuil de prélèvement sur lequel elle
s’assied après avoir rapidement enlevé son manteau. L’odeur de peinture fraiche
persiste dans mes narines durant deux trois inspirations. La machine à café
dégage cette odeur de petit déjeuner, manquerait plus que les tartines de pain
grillé-beurré. Ça sent bon. L’eau chaude avec laquelle je lave mes mains me
détend jusqu’au bout du cuir chevelu. Je me sens bien…
- Je viens pour un bilan de fer.
La dame est assise les mains
jointes bien calées entre ses deux genoux serrées. Elle regarde autour d’elle.
Elle inspecte le cabinet s’arrêtant sur les cadres, sur mon sac à main posé à la
va vite sur le bureau et finit par baisser les yeux en remontant vers les miens.
Je ne la connais pas, je suis une parfaite inconnue pour elle. Mais je l’aime
bien.
Elle dégage ce petit truc qui me
fait dire quelquefois que je vais bien m’entendre avec quelqu’un. C’est
instinctif, ça ne s’explique pas et j’avoue que c’est assez dégueulasse pour
ceux contre qui mon aura se percute plus qu’elle ne s’ouvre. Elle semble
tellement forte et fragile en même temps. Son visage est simple et beau. Il
émane d’elle une puissance fatiguée. Je décide de creuser pour comprendre et
je lui pose quelques questions tintée d’un humour plus ou moins éclairé alors que le soleil n'est pas encore levé.
Nous parlons saignements, fatigue
et angoisse de ne pas savoir. Nous discutons boulot, collègues, arrêt de
travail et isolement social. Nous conversons maison, jardin, pluie et parterre
en friche. Cette femme qui ne vit que pour le travail, se retrouve bloquée par
la fatigue de trop saigner sans en connaitre la cause. Cette dame qui ne vit qu’entourée
des autres, se retrouve enfermée chez elle, un peu contrainte à l’isolement. Cette
personne active se retrouve coincée chez elle sans pouvoir profiter de son cher
jardin transformé en friche alors qu’il y aurait tant à faire, et alors que le
corps ne suit plus…
« Bloquée, enfermée, coincée. » De quoi ravaler un
sourire et le digérer.
A la fin de la prise de sang,
elle avait décroisée ses jambes. Sa bouche ne souriait plus simplement d’un
côté mais offrait à présent un très joli sourire pleines dents, bordé par une
bouche toujours aussi fine et toujours aussi pâle. Elle prenait son temps pour
se rhabiller et ne semblait plus aussi pressée de me quitter. Je m’avançais
vers la porte de sortie lorsqu’elle s’arrêta de nouer son écharpe autour de son
cou :
- Je voulais vous remercier pour
votre sourire. Il est communicatif. Vous avez une personnalité souriante, ça
fait du bien. Ça réchauffe, je voulais vous le dire…
J’ai repensée au brouillard, à ma
couette, à ma tête par la fenêtre et à mes paupières lourdes à en tomber par
terre. Je me suis sentie con. Con et souriante. Je l’ai remercié. Sa phrase a
résonné dans ma tête pendant toute ma tournée. Je n’ai cessé de repenser à son
sourire qui remerciait le mien. Mon sourire qui était apparu de lui-même sans
que je m’en rende compte. Ce sourire qui était né grâce à l’autre et qui était
resté bloqué sur mon visage grâce à elle.
Il y a des jours où l’on n’a pas
envie d’aller travailler et où le sourire d’une patiente vous rappelle que l’important
n’est pas le brouillard et le froid qu’il y a dehors mais le soleil et la chaleur
que vous avez à l’intérieur.
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