16h27. J’ai passé 16h27 en tout,
dans ma voiture durant mon dernier roulement de sept jours. Un roulement plutôt
calme. Sept jours à monter et descendre près de 200 fois de ma voiture. 200
fois à démarrer et couper le contact de mon véhicule, à lancer le chauffage
parce qu’il fait froid, à ouvrir la fenêtre pour sentir l’air frais et mieux
voir ce lever de soleil incroyable qu’offrent les tournées du matin débutées
dans le noir.
16h27 à arpenter les chemins de
ma campagne de nuit comme de jour. A parfois glisser sur la boue des bords de
routes abimés par les tracteurs en pleine période d’épandage, à laisser la
priorité aux lapins pressés et aux buses qui démarrent d’un peu trop bas, à se
mettre sur le bas côté pour laisser passer le camion de lait ou à s’arrêter
pour regarder les vaches passer d’un champ à l’autre, les pattes
crottées marchant dans la brume dégagée par le sol et par leur corps tout
chaud.
16h27 à chercher les maisons qui
n’ont pas de numéro, à se baser sur l’unique voisin qui a bien voulu en mettre
un sur sa façade et compter les suivantes en tentant de tomber sur la bonne,
celle qui nous attend. Et puis détacher sa ceinture, descendre et claquer sa
porte… Puis remonter dans sa voiture, re-claquer sa porte, remettre sa
ceinture et repartir pour se garer chez le patient suivant. Devant un portail, une porte
d’entrée, dans une cour gravillonnée, sur le bord d’un fossé des fermes de « mes gens »
comme il me plait de les appeler.
16h27. 16h27 c’est long et
parfois j’en ai mal au dos, mal aux fesses, mal à l’envie. Et puis
il y a toujours cette maison au bout de ce chemin interminable, celle qui
accueille le petit bonheur du jour. Ce patient qui d’un coup te fait oublier
les heures de voitures, les douleurs dans le corps ou dans la motivation. Le
genre de patient qui te fait aimer ton travail, ta voiture et la liberté qu’elle
représente. Tu repars alors de chez lui heureuse dans ton travail, la sacoche
de soin blindée de confiance en toi. Tu te dis que chaque heure passée dans ta
voiture est une heure de plus de liberté de soigner à ta façon, sans cadre,
sans murs et sans néon.
16h27. Je frotte mon visage
étirant mes traits vers le bas pour me réveiller. Mon roulement est terminé et
je rentre chez moi. Si j’avais voulu passer 16h27 à tout autre chose, j’aurai
pu partir de Brest et aller vers le sud en voiture, manger des tapas dans un
bar de Séville. Me poser tout un après-midi au chaud sur une terrasse et
profiter des 20°c que propose le mois de Janvier en Andalousie en réchauffant
mon cerveau gelé à grands coups de verres de sangria. J’aurai pu partir de
Strasbourg en voiture, aller jusqu’à Stockholm pour affronter leur -10°c et
profiter des nombreux anciens-sauna de la capitale suédoise. J’aurais pu monter
à Paris, prendre un avion et aller dans un restaurant à Tokyo pour manger des
makis. J’aurai pu aussi profité de ce temps pour rester chez moi et regarder
quatre fois le film Titanic et crier « Je
suis le maitre du monde ! » sous ma couette. Oui oui, en 16h27 on
peut faire tout ça.
Mais en 16h27 j’ai poussé ma voiture
dans les recoins les plus perdus de la campagne pour aller soigner des gens qui
étaient malades, ou vieux et même parfois les deux. J’ai poussé des soupirs, j’ai
souri dans mon rétro, j’ai dansé en serrant fort mon volant et j’ai serré les
dents au téléphone. J’ai recalé mes fesses dans mon siège en me disant que j’en
avais plein le dedans, j’ai étiré mon cou en me disant que j’en avais plein le
dos. J’ai poussé un cri primaire voire deux, tu sais celui qui fait « Raaaaaah » et qui te donne l’impression
de te dégonfler d’un coup. J’ai rigolé avec un patient au téléphone qui venait
de me donner de ses nouvelles et des bonnes, et je me suis retenue d’en envoyer
bouler un autre qui semblait me prendre pour une nonne. J’ai essuyé mon maquillage
qui coulait son mon œil fatigué et je me suis engueulée une fois parce que je
faisais n’importe quoi car je n’étais pas assez réveillée.
Il y a des jours où l’on se dit
que ça fait quand même beaucoup de route. Beaucoup de temps passé derrière son
volant à bailler, souffler, sourire et parfois pleurer, mais où l’on se
rappelle qu’au bout de la route nous attend un sourire, une tasse de thé et des
confidences devant une porte d'entrée. Que les heures passées dans notre voiture
sont autant de celles qui ne nous enferment pas à nouveau dans les services
hospitaliers et que le temps passé derrière notre volant reste l'unique moyen d'accéder à l'intimité des foyers et à cette relation privilégiée entre un soignant et celui qui est soigné.