dimanche 31 janvier 2016

Quand "intolérance" rime avec "si tu savais c'que je pense !".



- C’est à c’t’heure là qu’tarrives ?!

Vingt minutes. J’avais vingt minutes de retard. Ce n'était pas non plus énorme, mais pour lui, tout était toujours trop. Trop de pluie, trop de soleil, trop de bruit, trop de silence, trop en avance et aujourd'hui trop en retard, bah tiens tu penses que celle là je ne m'y attendais pas... Sur le chemin qui menait chez lui, je m'amusais tous les jours à deviner le "Trop du jour" et avec quel amabilité il allait me le servir. Un "T'es en r'tard !" avec un froncement de sourcil ? Un "Tu m'avais oublié ou quoi !" avec un mouvement de menton vers le haut ? Ou un "Il est pas trop tôt !", ou trop tard en l’occurrence avec à chaque fois ce ton sec et mielleux, un mélange sucré-salé à te filer des aigreurs pour le reste de la tournée...
 
Mon coup de sonnette avait précédé mon entrée dans cette maison qui sentait le renfermé, le pas aéré. Une espèce d’odeur intemporelle qui n’avait surement pas bougée depuis des décennies. Le petit père m’attendait debout dans son entrée, les bras tendus enserrant fermement son déambulateur :

- T’as vu l’heure !

Ah tiens celle là ça faisait longtemps que j'y avais eu le droit... Je lui ai simplement répondu « Bonjour ! » avec le sourire qui va bien. Ce sourire que l'intolérance refusait de lui coller sur son visage, ce sourire qui va au-delà de la politesse, parce qu'avant de se faire engueuler on mériterait au moins d'être salué. Je suis allée poser mes affaires dans son salon. La pièce était sombre et tout les meubles semblaient s’être accordés sur une seule couleur : le marron. Il y avait cette odeur d’urine et de pâté pour chat. Ça sentait la poussière, l'eau de Cologne pas cher . Ça sentait la rancœur et l’enfermement sur soi, celui qui isole de l’autre.

- Demain, ‘faudra être à l’heure !

J’étais habituée à ce ton qui se voulait parfois agressif mais toujours sans réelle méchanceté. Depuis le premier jour j'avais pris le parti de le laisser grogner pour ne pas me fatiguer. Ainsi, tous les jours j’avais le droit à ma dose de « Pfff », de « Roooh », de « Z’êtes en retard ! » même lorsque j’étais en avance, mais je laissais toujours couler... Jusqu'à ce soir là. Parce que j’étais fatiguée. Fatiguée de ma tournée. Fatiguée par la précédente patiente qui avait absorbé mes derniers pourcentages d’empathie, de patience et de bienveillance :

« Oui, je suis en retard, mais en ce moment on doit s’occuper d’une dame en fin de vie. Une dame juste avant vous. Et parfois, et bien elle nous prend plus de temps et c’est bien normal… Si vous étiez à sa place, vous apprécierez de nous savoir présents, non ? »

Le vieil homme a baissé les yeux vers sa savate gauche, celle avec un gros trou sur le côté. Il a soufflé toute l’exaspération possible entre ses lèvres serrées et j’ai senti le "cause toujours !", le "t’es tellement en retard que j’aurais bien le temps de crever d’ici là moi aussi !". Ma dernière goutte de bienveillance venait d’être avalée par son agacement et je sentais au fond de moi comme un bruit de canette vide. Au fur et à mesure où je me vidais je sentais monter en moi un agacement, une exaspération voire une quasi-colère refoulée depuis longtemps et nourris par chacune de mes entrées chez lui accueilli à coups de râles, de sourcils froncés et de sourires enfoncés au plus profond de soi. D'un coup, j'en ai eu marre. Marre de lui... Je me suis avancée vers lui et je me suis imaginé le prendre par les épaules et lui dire droit dans les yeux


" Mais vous n'avez pas finis de vous plaindre là, y'en a marre ! Si vous saviez ce que j’en pense de votre intolérance et de vos remarques qui puent le rance ! Vous qui ne savez que râler, grogner, et qui pensez que rien n’est plus grave que ce qui se joue entre les murs de votre maison. Alors votre intolérance hein franchement, vous savez ce que j'en pense et où vous pouvez vous la carrer... "

... Et puis j'ai levé mon regard vers la commode derrière lui et mes yeux se sont posés sur cette photo encadrée soigneusement avec de l'étain, et je n'ai rien dis. L'image représentait un jeune couple un jour de mariage. Elle était habillée tout en dentelle avec une couronne de fleurs et des gants de soie. Lui, portait un costume noir et des chaussures en cuir aussi brillantes que ses cheveux peignés en arrière. Le couple se tenait tendrement les mains et un sourire pudique mais sincère entrouvrait légèrement leurs lèvres. J'ai baissé les yeux vers mon patient.  
Le  vieil homme était arqué sur son tout petit corps maigre, seul sur son fauteuil en velours marron au milieu de  cette maison vide. Il enserrait ses mains de ses longs doigts secs. Ces mêmes mains qui avaient dû tenir celles de sa défunte femme, qui n'était plus qu'un souvenir et une photo. Il formait sur lui-même une boule d’intolérance, bien lisse contre laquelle se percutait mes sourires et mon empathie habituelle.

J'ai repensé à ma patiente en fin de vie au visage creusé par la maladie et aux yeux perdus de ne plus savoir à quoi se rattacher, et j'ai vu mon vieux grognon implorer le ciel d'épargner sa femme. J'ai entendu ma patiente m'avouer sa tristesse de "se voir finir mal et pire" et je l'ai imaginé soutenir sa femme et maudire ce cancer qui faisait tout pour l'emporter...  
J'ai pris conscience que j’étais plus affectée que je ne le pensais par cette patiente qui occupait mon esprit plus qu’il ne l'aurait dû. J'ai compris que la fatigue de l'une m'avait rendu intolérante à l'autre et que c'était l'intolérable qui avait fait naitre chez moi l'intolérance...

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...