- J’suis pas sourde !!
J’ai mis la main dans ma poche et
j’ai hésité à couper le dictaphone qui fonctionnait depuis le début de la
matinée discrètement dans ma blouse. Parce que ce n’était pas elle que je voulais
enregistrer.
Elle, c’était ma vieille patiente de quatre vingt dix ans qui
refusait de décroiser ces jambes qu’une souplesse illogique pour son âge
maintenait en tailleur. Elle ne voulait pas se lever pour me suivre dans la
salle de bain. La petite dame aux yeux incroyablement clairs portait une
chemise de nuit rose avec un dessin d’ourson tenant contre lui un cœur géant au
dessus duquel il était écrit "Sers-moi
fort !". Elle était assise sur ce fauteuil bleu plastifié moche
qu’on trouvait dans toutes les chambres de ce service de gérontologie.
J’y entamais ma troisième semaine
de stage et je prenais de plus en plus confiance en moi alors que mes études n’avaient
commencé que depuis un trimestre à l’école d’infirmière. Je prenais pour repère
les diplômées qui m’encadraient et notamment celle qui ne connaissait toujours
pas mon prénom malgré huit heures par jour passées à ses côtés depuis le début
de mon stage. Le soir, je rentrais dans mon appartement d’étudiante avec ce
sentiment de travail accompli, celui d’avoir bien soigné, d’avoir été juste et
à ma place… Mais ce matin, l’eau chaude dans le lavabo allait refroidir et je ne
savais plus quoi faire pour inciter la vieille dame à me suivre.
Mes "Allez, on fait un petit effort et on m’accompagne dans la salle
de bain pour se laver… " de ma petite voix perchée n’avaient aucun
effet. Elle campait sur ses positions et à moins d’emmener le fauteuil avec
nous dans la micro salle de bain, je n’allais jamais réussir à l’aider à se
débarrasser de son pyjama. Je n’avais qu’une envie, faire ce que me demandait
son t-shirt : la serrer fort contre moi pour l’emmener dans la pièce d’à
côté. Et hop ! L’affaire serait réglée et mamie serait déjà propre et
habillée en train d’adopter des positions que ma jeune souplesse ne me
permettait même pas de pratiquer.
Je regardais ses mains tenir
fermement les accoudoirs du fauteuil, la maigreur de la vieille dame était incroyable.
Je pouvais voir chacun de ses tendons, de ses plus petites veines et de ses os
juste sous cette peau bien trop grande pour elle. Mieux que les planches d’anatomie,
j’avais devant moi de quoi réviser mes cours d’ortho’, de géronto’ voire de
neuro’ tant son refus de se lever s’apparentait pour moi à un début de démence.
Fort de ce diagnostique établi dans ma tête de toute jeune étudiante, je ressortais
de sa chambre en me disant que ce n’était pas de ma faute mais juste un
peu de la sienne parce qu’elle était démente la pauvre dame, qu’elle ne
comprenait plus pourquoi elle devait aller se laver, qu’elle était vieille et que
sa démence était aussi une bonne excuse et que ce n’était finalement pas non
plus de sa faute à elle : 1 partout, la balle au centre.
Je quittais donc la chambre à la
recherche de ma roue de secours : ma soignante-référente. Celle qui me
supportait depuis deux semaines avec la même considération qu’un boulet d’une
tonne à sa cheville. Celle qui ne me parlait qu’en soufflant toute l’exaspération
que lui insufflait ma présence, celle que j’avais voulue enregistrer ce matin.
Pour quelle raison ? Je ne sais pas. Pour rigoler d’elle une fois rentrer
chez moi peut-être. Oui j’ai été con sur ce coup-là, j’avoue.
"Voilà, y’a la dame là, elle
veut pas venir se laver ! ". J’avais l’impression d’être une espèce
de petite rapporteuse. Le genre de nana que je détestais à l’école, parce qu’à
l’époque les conneries c’était toujours moi qui les faisais. Elle m’a regardé
en soufflant et sans rien dire, la soignante-propriétaire-du-boulet est allée
en direction de la chambre de ma vieille dame rebelle de l’hygiène.
Elle s’est
dressée devant elle et lui a dit : " Bah alors ? Elle veut pas
aller se laver ? Elle veut pas quitter son pyjama pour être propre ? ".
Elle ?
Je me suis demandée
de qui, et à qui elle parlait. J’ai toujours profondément détesté les gens qui
s’adressaient à moi comme à quelqu’un dans mon dos, et je détestais d’autant
plus qu’elle s’adresse à ses patients de cette manière. La petite mamie la
regardé du plus profond de ses yeux bleus et la réponse fût sensiblement la
même avec cette petite variante qui fit naitre un sourire sur mon visage :
- J’suis pas sourde… Et j’suis
pas débile !!
Echec. La petite mamie persistait
à vouloir garder son pyjama-nounours-en-quête-d’affection.
Le reste de la matinée s’est
enchainé, avec moi à la cheville de ma soignante-référente. Les "il"
et les "elle" remplaçait les noms de famille des patients qu’elle
persistait à ne pas vouloir utiliser. Le ton se voulait infantilisant voire
même parfois franchement dégradant. Celle qui se voulait un pilier du service
et que je prenais comme modèle n’était en fait qu’un mélange de soignante
blasée, doublée d’une enfant mal élevée renforcée par celui d’une jeune femme
que j’aurai volontiers claquée. Un calvaire pour mon esprit d’étudiante qui venait
du commerce, qui ne connaissait rien au monde du soin et qui cherchait quelqu’un
pour la guider sur le droit chemin. J’ai toujours eu du mal à me positionner au
sein des groupes : jamais comme tout le monde, toujours différente, un humour
caustique jamais vraiment compris et à chaque fois le ressentie de la
différence en pleine gueule. Pour une fois, je voulais être comme tout le
monde. Une soignante bien, comme celles qui ressemblaient à toutes les autres. Une
soignante bien dans le moule...
Je suis rentrée chez moi, me suis
fait couler un thé et suis allée me vautrer dans mon canapé qui me tendait les
bras. En me roulant une cigarette je me suis mise à écouter mon dictaphone avec
toute la curiosité d’une petite souris qui aurait fait une bêtise. J’ai reconnu
la voix agaçante de ma référente et cette façon déplacée qu’elle avait de parler
aux patients. J’ai souris en me disant qu’elle était pitoyable et j’ai allumé
ma clope. Et puis il y a eu cette voix que je n’ai pas tout de suite reconnue.
Une voix perchée, agaçante, percutante. Elle disait "On" en parlant
aux patients. Elle prenait un air complètement con pour parler aux vieux. Elle
avait l’air tellement con cette nana ça ne m’étonnait même pas que la petite
mamie lui ai répondu "J’suis pas sourde !"…
Et merde.
Une pointe
dans le plexus bloqua mes poumons et l’air qui y circulait, immobilisant la
fumée de ma cigarette dans mes bronches : c’était moi. La conne, c’était
moi.
Je suis allée finir ma cigarette
sur le balcon et j’ai pleuré. Je tenais fermement la rambarde toute crispée que
j’étais. Je ne voulais pas être celle que j’avais entendue, celle qui traitait
ses vieux patients comme jamais elle n’aurait osé parler à ses grands-parents.
Je ne voulais pas être "l’étudiante-infirmière-conne", future
soignante insupportable pour les gens, celle qui dit "on", celle qui pense bien soigner... Soigner, sois nié, sois niais... Je ne voulais pas. J’ai regardé mes
mains. Et j’ai repensé à ma vieille patiente qui elle non plus ne voulait pas.
Elle n’était pas démente. C’est moi qui étais juste trop stupide…
Le lendemain, je suis retournée
dans le service de gérontologie complètement changée. Il m’aura fallu une nuit
sans dormir, des litres de thé accompagnés de beaucoup de cigarettes, de larmes
qui montent et de sentiments de honte à t’en retourner le cœur pour me sortir d’un
moule dans lequel je ne me sentais pas à ma place. J’ai fouillé dans le
dossier de la vieille dame et j’y ai trouvé son ancien métier : elle était
danseuse professionnelle, une telle souplesse, ça ne s’invente pas !
Je me suis rendue dans sa chambre
et je lui ai parlé valse à deux temps, robes à froufrou qui tournent et java
bleue. Elle s’est mise à chantonner et je l’ai guidé jusqu’à la salle de bain… C’était
magique et tout con en même temps. Cette petite dame a été la première patiente à changer ma pratique en me rendant meilleure soignante et elle valait toutes les soignantes-référentes-propriétaires-de-boulet du monde !
Elle m'aura permis de comprendre un peu trop tard, et
heureusement bien assez tôt, que de trop vouloir rentrer dans le moule pouvait
nous rendre tarte et que le plus important était de rester soi-même au risque
de passer pour une quiche.
[illustration de Trevor Drummond ]