- Est-ce que tu peux t’occuper de
mon couloir cinq minutes le temps que je descende fumer une clope s’il te
plait ? J’ai tout checké et tout le monde va bien (enfin, le "tout le monde va
bien" était relatif étant donné que j’étais infirmière dans une unité
de soins palliatifs…).
Ça c’était moi il y a quelques
années à l’époque où je bossais enfermée dans ce service aux couloirs
interminables et pâles, éclairés par des néons qui donnaient à tous les
soignants qui y travaillaient ce teint blafard. Comme si nos tenues blanches ne
suffisaient pas déjà…
J’allumais ma cigarette, appuyée
contre le mur dehors, en plein soleil. Il faisait beau. Mon visage tourné vers
le ciel bleu, je fermais les yeux en laissant ma peau se réchauffer et se
rétracter sous l’effet des rayons. La lumière chaude traversait mes paupières, ce
qui me faisaient voir rouge, et mon regard ne se perdait plus dans le noir. Ça faisait
tellement de bien. Et j’étais tellement fatiguée…
Ce n’est pas comme si l’après
midi avait été difficile ou que l’endormissement devait d’urgence se faire
tacler par une cigarette au soleil, non. J’étais juste fatiguée d’être enfermée
toute la journée, contrainte d’arpenter avec mes crocs aux motifs coccinelles ce couloir
interminable pour aller répondre pour la dixième fois en deux heures à la dame qui
se trouvait au bout, tout au bout du couloir et dont le pouce avait dû
fusionner avec la sonnette au vu le nombre de fois où elle s’acharnait à
l’utiliser… Heureusement ma collègue du jour le comprenait bien, et me laissait
sans problème m’échapper pour aller respirer l’air de dehors à coup de clopes
et de bains de soleil vite expédié.
Elle m’aidait, je l’aidais, tout le monde s’aidait.
C’était comme ça, c’était la logique pour qu’un service fonctionne bien et n’ai
pas trop à souffrir de ses soignants fatigués. L’entraide : le b.a.-ba du
soin tsoin-tsoin.
- Mais m*rde, sans d*conner, ils
pensent que j’ai que ça à faire ?!
Ça c’était moi hier soir. Agacée de
ma journée et le bol déjà plein à ras, j’étais crispée derrière mon volant à pester
contre ce médecin traitant venu visiter ma petite mamie un peu plus tôt dans l’après-midi.
Sa visite devait me permettre de refaire le plein de traitements manquants pour
son pilulier. Pour m’aider, j'avais laissé un mot à son secrétariat lui demandant de surtout faxer l’ordonnance à la pharmacie pour me faire gagner du temps. Énervée, j’ai coupé la radio de ma voiture. L’ordonnance que je tenais entre mes
mains n'avait pas été faxée et ne contenait pas les traitements demandés. J’allais
devoir rappeler le médecin pour qu'il prescrive le laxatif et le gel pour la douleur aux genoux. Mais pas ce soir. Il était déjà rentré chez lui et le répondeur résonnait dans mon oreille…Gonflée à bloc et profitant d'avoir le téléphone dans les mains j'appelais cette autre maison médicale :
- Bonjour, j'ai envoyé
la DSI de ce petit père au médecin généraliste il y a quasi trois semaines et
il ne me l’a toujours pas renvoyé… Ah, vous ne savez pas… Et il est en vacances…
Il faut que je rappelle lundi prochain…
Raaaaah, mais sérieusement !!
J’avais même joins un courrier à la fameuse DSI (tu sais le papier que la sécu' exige
pour argumenter nos passages et qui doit être validée par le médecin traitant
tous les trois mois) dans lequel j’expliquais pourquoi il faut impérativement
me la retourner. J’avais même joins une enveloppe timbrée avec mon adresse
dessus histoire d’épargner plus de travail au médecin… Mais il avait décidé de
laisser trainer le papelard sur son bureau et de partir tranquillou en vacances
sans se dire que sans se papier ma patiente n’allait pas pouvoir être
remboursée de ses soins que j’allais devoir m’asseoir une semaine de plus sur
le paiement de mes actes. "Tu as demandé qu’on t’aide et tu l’as dans
l’os" : CQFD
Franchement, je ne vois pas un médecin de
service partir en vacances sans avoir re-prescrit des soins ou rentrer chez lui
tranquillement le soir sans avoir fait le travail qu’on lui demandait ! Si en
fait, je l’ai déjà vu, mais à domicile c’est différent. On est seule.
Seule sans
personne avec qui partager sa gueulante, blouse contre blouse à côté d'une paillasse de soins. Seule sans collègue qui te répondra qu’elle s’en occupe
pour te permettre de gagner du temps. Seule sans collègue pour déconner devant les casier après une journée bien chargée... L'agacement me tire les larmes et me fait voir trouble deux seconde, le temps de me ressaisir.
J’étais derrière mon volant en train de
m’énerver pour trois fois rien. Ce trois fois rien qui compte deux fois plus
quand la tournée du soir touche à son terme et qu’on sait que celle du
lendemain ne sera pas plus facile. S’énerver alors que tout pourrait être
simple si seulement on voulait bien m’aider un peu…
Il fait noir dehors et la température a chuté vers le zéro. Un frisson parcoure mon dos et se termine derrière ma nuque, remontant mes épaules jusqu'à mes oreilles. Je démarre le moteur et je passe
la première. J’ai cinq minutes pour souffler, grogner, m’agacer avant de me
mettre en mode "reset-tout-sourire" devant la porte de mon
prochain patient qui se fiche bien de savoir que je suis énervée, et il a bien
raison. Cinq minutes pour calmer ma susceptibilité de soignante sur laquelle la solitude pèse d'un coup ce soir, et qui se plaint
pour pas grand-chose, pour trois fois rien. Pour ce trois fois rien qu’on aurait pu
faire pour moi, pour m'aider un peu, pour me rendre la tâche un peu plus facile...
[ illustration de Ben Chen ]