J'ai garé ma 205 sur le parking de la morgue, tout près de l’hôpital. Rien
de tel qu’un lieu familier et rassurant pour affronter la dernière étape de ma
peut-être future vie. Je sortais de la poche arrière de mon jean la convocation
à l’oral pour m’assurer que j’aurai le temps de me fumer une dernière
clope : vingt minutes d’avance. Cool j’allais peut-être même finir mon
paquet et mâchonner un chewing-gum à la menthe forte histoire que le jury ne
sente pas trop cette haleine nicotinée et cétonique que le stress et l’absence
de réels repas depuis plusieurs jours avaient rendu acide.
Assise au soleil sur un muret, je
faisais face à ce qui allait être ma future école, mais je ne le savais pas
encore. La façade était crade et moche mais peu importe. Je tirais nerveusement
sur ma clope, un peu stressée à l’idée de passer mon oral.
« I.F.S.I. : Institut de Formation en Soins Infirmier », c’était
la dernière étape décisive pour entrer à l’école d’infirmière, ce pour quoi j’avais
quitté mon poste d’assistante funéraire et mes études supérieure de commerce.
Mon ventre s’est serré, je me suis rallumé une cigarette.
En soufflant la fumée, je repensais à l’étape de l’écrit, celle qui m'avait le plus inquiété et que j’avais validé à ma grande surprise. Dans cette immense salle qui servait habituellement aux
gros concerts du coin, 1 200 participants étaient alignés comme dans une
grille de morpion géant. Plus de mille participants et seulement 150 places à la rentrée, pression. J’étais
sortie de la salle la tête moyennement haute avec juste ce qu’il me fallait de
point pour me permettre de passer l’oral : « ni trop, ni trop
peu », « moyennement moyen », à l’image de la totalité de ma
scolarité quoi…
Ceux qui étaient convoqués à la même heure que moi commençaient à entrer dans le grand bâtiment, c'était l'heure. j’écrasais ma
cigarette dans le cendrier en expirant un souffle sans fumée.
A l’étage, une petite salle et
vingt tables. Sur le tableau de craie dont les deux pans latéraux avaient été
volontairement fermés, le sujet caché derrière, allait nous être révélé. C’était
LE sujet qui allait déterminer mon niveau de culture générale, LE sujet qui devrait
lancer mon oral, LE sujet qui allait déterminer si le jury me ferait assez confiance pour me permettre d'intégrer cette formation de trois ans et demi. On nous a rappelé le temps
(trop court) pour préparer le passage devant le jury et les portes du tableau
se sont ouvertes en nous révélant le sujet de l’oral…
C’est une blague ?!
J’entendais déjà les stylos bille
gratter sur les feuilles vierges qu'on avait laissé sur nos tables. Moi je relisais le
sujet dans ma tête pour la quatrième fois en tentant de le comprendre : « La quête pour être soi envers et
contre tout mène-t-il forcément à l’isolement social ? ». Vous
avez dix minutes, dis putains de petites minutes. Bam !
Ils sont sérieux ? De la
philo’ ? En dix minutes ? Je croyais que les sujets traitaient du
social ou de la santé… Dans quoi je me suis embarquée bordel. J’étais sûr que
ce n’était pas pour moi tout ça… Pourquoi j’ai refusé le contrat de mon ancien
boss aux pompes funèbres… Infirmière, franchement, en plus je n’ai aucun
soignant dans ma famille, aucun repère… Et puis « l’isolement social »
tiens tu parles, je me sens bien seule là d’un coup ! Si je croisais un
ermite je le ficherais à la porte de sa grotte pour aller m’y cacher loin,
bien loin de cette salle et de ce sujet auquel je ne captais rien...
Je regardais l’horloge
et ceux qui autour de moi avait déjà rempli la moitié de leur feuille. « La
quête pour être soi »… Sans déconner… Je sais même plus là, qui je suis, si d’un coup
j’ai envie de devenir infirmière… Je viens du commerce moi. Il y a encore
quelques semaines, je manipulais des bilans comptables et des cadavres dans des
chambres funéraires…
- Il vous reste deux
minutes !
Et merde.
Je tenais devant moi
une feuille vierge avec dessiné en son centre un gribouillis au stylo bille.
Genre « grosse merdouille » qui n’aurait même pas pu me faire passer
pour une nana douée en art… Qu’est-ce que je vais leur dire moi, que j’ai rien
capté au sujet ? Je vais passer pour une semi-débile… A part le magazine de la santé, Dr House et pleins d’opérations
quand j’étais ado’, j’y connais quoi moi au milieu de la santé ?!...
- Je vous laisse reposer vos
stylos, un membre du jury va venir vous chercher pour passer l’oral.
J’ai plié ma feuille avec son gribouillis
et je l’ai calé dans la poche de jean. Rapidement une jeune femme plus petite
que moi est venue me chercher. Elle avait les traits très doux et malgré sa
sympathie, semblait tout à fait neutre, presque lisse. Je la regardais marcher
sans bruit devant moi alors qu’elle semblait m’emmener jusqu’au bout de ce trop long
couloir. La psy’, je suis sûr que c’est la psy !
Le jury était toujours composé de trois personnes : un professeur de l’IFSI, un infirmier et un psychologue, avec chacun un rôle particulier. Il y avait celui qui ne parlait jamais, celui qui contredisait toujours vos propos, et celui qui allait dans votre sens. Le but était de tester gentiment votre répartie et votre capacité à gérer le stress.
Le jury était toujours composé de trois personnes : un professeur de l’IFSI, un infirmier et un psychologue, avec chacun un rôle particulier. Il y avait celui qui ne parlait jamais, celui qui contredisait toujours vos propos, et celui qui allait dans votre sens. Le but était de tester gentiment votre répartie et votre capacité à gérer le stress.
Arrivée au bout du couloir elle me
fit entrer dans cette pièce dans laquelle elle a rapidement repris sa place
après m’avoir invité à m’asseoir sur cette chaise qui leur faisait face. Ils se
sont présentés, c’était bien la psy’, j’aurai au moins gagné d’avoir deviné son
job :
- Vous pouvez commencer. Sortez
votre feuille, nous vous écoutons…
« Ce ne sera pas nécessaire,
je crois que je n’ai compris le sujet qu’à une minute de la fin, je n’avais
plus le temps d’écrire. »
Alors j’ai brodé.
J’ai parlé de
ce que je savais de l’isolement social, de ce que j’avais lu sur les ermites.
J’ai expliqué ce que pouvait être une quête pour être soi dans une société qui
nous demandait d’être différent tout en nous invitant à évoluer grâce aux
groupes… Ça a dû leur plaire car ils ne m’ont pas interrompu. Mais finalement,
ils s’en fichaient pas mal. Ce qu’ils voulaient c’était comprendre ma
personnalité et mes motivations.
Alors je me suis racontée, un peu.
J’ai
parlé de mon passé de patiente et du réel intérêt qu’il pouvait m’apporter en
tant que future soignante. Et puis avec beaucoup d’hésitation, j’ai raconté,
sans mentir, mon parcours scolaire un peu chaotique, les échecs, les redoublements, et l’ennui à
l’école de ne jamais trouver ma place. J’ai parlé de mes études de commerce, de
mes petits job de débrouille juste pour gagner de l’argent, de ma capacité de m'adapter à tout et de ces deux
années aux pompes funèbres qui m’ont bizarrement amené à vouloir intégrer
l’IFSI.
Du rapport aux corps abimés que j’avais touché de près, du rapport à
l’autre dans la peine qui m’avait donné envie d’épauler, sans abnégation, sans
don de soi parce que les infirmières ne sont plus des nonnes. J’ai parlé avec
mes mots à moi de ce que je ressentais là, au centre du thorax, que ce métier
était fait pour moi, que je le ressentais sincèrement. Que je ne connaissais rien du soin mais que j'apprendrais et que
je le ferais bien, parce que mes parents m’avaient éduqués comme ça. Que oui,
l’envie était venue peut-être tard, mais qu’il fallait mieux une infirmière qui
se lance par envie qu’une infirmière qui soigne par dépit.
Le jury semblait à la fois sceptique et
content de m’écouter parler. La psy qui n’avait rien dit tout du long a
relevé la tête de sa feuille rempli d’annotations :
- Mais dites-nous pourquoi nous
devrions vous accepter VOUS dans cette école, plutôt que celle qui est passée
juste avant vous ?
Et là j’ai fait preuve d’un culot
énorme : « Parce que je serais une bien meilleure infirmière qu’elle,
mais ça, vous ne le serez que si vous nous prenez toutes les
deux ! ». J’ai souri, eux aussi. ils m'ont mis 18/20, ma première meilleure note depuis la maternelle.
C'était il y a pile 10 ans. Ce jour-là j’ai gagné le droit
d’entrer dans le monde du soin, le premier jour de ma toute nouvelle vie, de ma
vie de soignante…