mercredi 28 septembre 2016

Et j’ai le cœur qui saute.





- Oui, bonjour, excusez-moi de sonner chez vous aussi tôt mais je devais intervenir ce matin chez votre amie et elle ne répond pas. Ni à la sonnette, ni sur son fix ou son portable. Les volets sont fermés… Je sais que vous avez une clé. Je ne cherche pas à vous inquiéter mais si vous pouviez me la donner, ça me permettrait de m’assurer qu’elle va bien…


Les traits de son visage se sont tirés et j’ai vu naitre derrière son sourire accueillant l'angoisse naissante d’imaginer le pire pour sa vieille amie. Il m’a sorti la clé du tiroir de son bureau parfaitement ciré. Je ne me suis pas attardée et je l’ai quitté, lui et son sourire effacé.


« ‘Me fais pas ça, me fais pas ça, s’il te plait, pas toi… ».
 

Je suis remontée dans ma voiture pour me rendre au plus vite de l’autre côté du bourg. Tombée, inconsciente, morte… Endormie. Oui « endormie », c’est bien ça « endormie ». Même si tu es une lève-tôt, dis-moi que tu dors encore. Mon ventre s’est serré… J’ai laissé passer le tracteur qui me bloquait la voie et j’ai passé la première. Sur le trajet je n’avais de cesse d’analyser la situation avec toute l’ambivalence d’une bête à deux visages. Le visage de l’infirmière qui connait l’état de santé de sa patiente. Qui sait combien elle peut être mal en ce moment, qui sait que cette porte n’est normalement jamais fermée et qui sait qu’elle n’a jamais loupé un rendez-vous depuis toutes ces années. La soignante qui sait trop bien que ce genre de situation arrive, et pas qu’aux autres et qui sait que les patients ne se réveillent parfois jamais derrière leurs volets fermés. 


En regardant dans mon rétroviseur, j’ai croisé ce regard inquiet identique au vieil homme que je venais de quitter. J’y ai vu le visage de cette amitié qui, un jour, a pris le pas sur les soins techniques. Sur ces cotons imbibés d’alcool, sur ces garrots, sur ces plaies et sur ces mots susurrés entre nous comme des confidences qui n’avaient plus rien de médicales. La frontière entre ma bienveillance purement professionnelle et cette amitié que je ressentais envers elle était devenue aussi fine que la peau de sa main sur laquelle je m’évertuais à chercher une veine…  


« J’aurais dû intervenir plus tôt… J’aurais pu le faire vingt minutes plus tôt… J’aurais dû, pourquoi je ne l’ai pas fait ? … ».


J’ai garé ma voiture tout près et un peu à l’arrache devant chez toi. J’ai anticipé le pire en prenant avec moi ma mallette de soins, mon appareil à tension, mon saturomètre et mon restant d’optimisme que je n’avais pas encore dégluti avec ma boule de stress. Sur ta porte il y avait encore mon post-it sur lequel j’avais noté « Je repasse tout à l’heure ! » avec ce point d’exclamation joyeux que tu prendrais plaisir à découvrir en m’ouvrant ta porte d’entrée. Mais aux deux coups de sonnette, tu n’as pas répondu. J’ai décollé le post-it et je l’ai mis en boule dans ma poche en espérant que je ne retomberai pas tristement dessus ce soir en me déshabillant… J’ai inséré la clé dans ta serrure, d’abord dans le mauvais sens. C’est toujours pareil et j’ai pensé à toi et au jour où tu m’avais dit : « Mais pourquoi quand on ouvre une boite de médicaments on tombe toujours sur le côté où il y a la notice, c’est casse pied ! ». C’est casse pied oui, et ce matin moi, j’ai le cœur qui saute et qui se serre devant cette porte qui vient de s'ouvrir



Tout était sombre et silencieux. 
La radio ne raisonnait pas dans la pièce du fond en faisant grésiller France Inter dans toute la maison. La baie vitrée n’était pas ouverte et on n'entendait pas les mésanges se battre pour manger les petits bouts de pain que tu n’avais pas déposés au sol. Le salon était éteint et je percevais difficilement les cadres dorés de tes aïeux et les nombreux livres de ta bibliothèque. La cuisine ne sentait pas le pain que tu faisais toujours griller avant mon arrivée et la cafetière ne déversait pas le café que tu n’avais pas non plus programmé la veille…


Je t’ai appelée. 
Pas de réponse. 
J’ai fait le tour des pièces du bas en t’appelant. 
Pas de réponse. 

J’ai posé ma mallette et mon sac à main. J’ai agrippé la rampe froide de l’escalier de bois qui mène à l’étage où se trouvait ta chambre. En haut de l’escalier, une fenêtre saturait l’étage d’une lumière pleine de nuages. J’ai posé mon pied en faisant grincer la première marche. Et alors que, le cœur lourd et la tête pleine et vide en même temps, je m’apprêtais à découvrir ce que j’appréhendais le plus, j’ai entendu un bruit. Un bruit de chasse d’eau.


Je t’ai appelée à nouveau et tu es enfin apparue, tout en haut de l’escalier. Irradiante de lumière en ombre chinoise devant cette fenêtre, je te devinais emmitouflée dans cette robe de chambre informe que tu apprécies tant. J’ai soufflé un soulagement qui aurait pu chasser la totalité des nuages qui se trouvaient derrière toi…


Une grosse panne de réveil, un rendez-vous oublié, les excuses sincères d’une patiente la tête dans les nuages et le cœur d’une soignante qui avait encore sursauté pour rien. Un jour, je sais que le sien s’arrêtera pour de bon, un jour je monterai son escalier sans entendre sa voix désolée… Un jour je m'en voudrais d'avoir laissé mon cœur s'ouvrir à celle que j'ai soignée. Un jour. Mais pour l’instant, je prends un café. Simplement un café avec elle, France Inter et les mésanges qui attendent les restes de pain grillé beurré.


[ illustration : création de Bridget Beth Collins ]

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...