- Oui oui, c’est une vieille ordonnance, mais je n’étais pas spécialement pressée de faire ma prise de sang. Et puis on vient d’apprendre le décès de la maman d’une camarade de classe de ma fille, elle était malade, du coup j’ai eu un peu peur... Oui, c’est une jeune qui habite sur la commune et qui avait un cancer.
Maman. Jeune. Sur la commune.
Cancer.
D’un coup, j’ai relevé les yeux
de la veine que je tâtais du bout de mon index et j’ai osé la question dont je
redoutais la réponse : « Elle
s’appelait comment ? ».
Un éclair glacial est parti
du bas de mon dos pour rejoindre ma nuque tel un courant électrique
lorsque j’ai entendu son nom. Ton nom… Un simple et petit con de mot est sorti de ma bouche
alors que je regardais mes doigts travailler seuls et enfiler les tubes dans le
corps de pompe. « Oh… », je n’ai dis que ça. Je ne sentais plus rien. Comme une spectatrice, je voyais mes mains
retirer le garrot et comprimer la veine avec ce petit bout de coton retenu par
un sparadrap. Je regardais le stylo écrire ton nom sur le tube qui ne contenait
pas ton sang, puis le rayer pour y noter celui de ma patiente. J’ai terminé le
soin comme un robot. Comme un robot immergé au fond d’une piscine qui le priverait
des sons extérieurs et de toutes sensations intérieures.
Dans mon véhicule, j’ai dû
regarder mon agenda. Incapable de me rappeler quel soin j’allais faire juste
après, quel patient m’attendait alors que quinze minutes plus tôt un simple
coup d’œil m’avait fait mémoriser ma matinée toute entière. Sans trop me poser de
question, je me suis rendue chez la patiente suivante que je savais mal.
Mal dans sa peau, mal dans son corps, mal dans son cœur. Je l’ai écouté avec une oreille peut-être un peu distante mais semble-t-il suffisante pour qu’elle me remercie et qu’elle s’excuse : « Je suis là pour soulager vos douleurs mais pour les écouter aussi, c’est normal. ».
Mal dans sa peau, mal dans son corps, mal dans son cœur. Je l’ai écouté avec une oreille peut-être un peu distante mais semble-t-il suffisante pour qu’elle me remercie et qu’elle s’excuse : « Je suis là pour soulager vos douleurs mais pour les écouter aussi, c’est normal. ».
Non, ce n'est pas normal. C’est juste stupide et faux-cul parce que je n’en avais même pas envie en vrai. En
vrai, je voulais lui hurler que quatre maisons plus loin une jeune femme qui avait
mon âge et le sien était décédée parce que son corps, ce corps dont elle se
plaignait, n’avait plus la force de retenir sa vie à elle. Sa putain de jolie
vie de jeune maman, de femme heureuse, d’ingénieur et de tout ce qu’elle aurait pu être
s’il n’y avait pas eu ce cancer à la con… En vrai, je lui ai dit que la vie
était bien faite et qu’il fallait laisser venir les choses à soi. En vrai, à ce
moment-là, je n’y croyais plus à la vie, à la belle étoile, au porte-bonheur,
aux signes et à tout ce qui pourrait faire battre un cœur avec envie.
Les soins se sont enchainés mollement.
Je voulais faire vite mais je n’y arrivais pas. Je devais à chaque retour dans
ma voiture regarder à nouveau mon agenda pour me rappeler qui voir et pourquoi,
pour me rappeler quel chemin prendre et faire demi-tour encore et toujours.
- Ça va toi ce matin ? T’as l’air fatiguée.
Il me connaissait tellement bien
ce petit père que je soignais depuis des années. Lui qui adorait m’entendre lui
répondre que j’avais le temps pour qu’il m’emmène me montrer ses derniers veaux. J’aurais
voulu être sincère et lui dire que ça n’allait pas et que ça faisait quatre
heures que je retenais mes larmes. J’aurais voulu Lui avouer que j’avais mal
aux tripes, mal à mon cœur et mal à mon envie d’aider l’autre. J'aurais voulu lui dire que ce matin je détestais ce boulot qui me faisait soigner des futurs morts, qui me faisait soulager des corps qui de toute façon finiraient par mourir même à 34 ans... Lui demander à quoi ça sert tout ça ? Lui dire que je
voulais juste rentrer chez moi pour enfouir mon nez dans les cheveux de ma
fille, mon visage dans le cou de mon mari et mes pieds dans mes bottes pour
aller pleurer dans mon jardin. J’aurais simplement voulu lui répondre que non
ça n’allait pas ce matin mais que demain ça irait mieux.
Et puis j’ai regardé mes
chaussures, ma vue s’est troublée. Je me suis simplement entendue lui
répondre « Ça va, y’a du boulot et j’ai
ce gros rhume qui me fait parler canard, et je suis fatiguée. Ça ira
mieux demain ». Il a eu la pudeur de ne pas insister et m’a raccompagné à ma
voiture en me saluant avec cette petite moue du mec qui n’est pas dupe et qui comprenait que je ne voulais pas l’inquiéter.
Deux chemins plus loin, j’ai
repensé à toi et à la dernière fois où l’on s’est vu toutes les deux. A cette réflexion que
je m’étais faite en te soignant et en te regardant dans les yeux « J’la sens pas… ». J’aurais tellement voulu me tromper
si tu savais. Une larme a coulé sur ma joue suivie d’une autre que j’ai tout de
suite essuyé avec la paume de ma main. J’ai soufflé à fond trois fois pour
ravaler mes larmes. Ça n’a pas marché. J’ai commencé à pleurer, un peu,
beaucoup. J’ai baissé la vitre de ma voiture pour faire entrer l’air frais dans
l’habitacle et pour sécher mes yeux. Ça n’a pas marché non plus. Je me suis garée au bord d’un champ, j’ai
serré mon volant jusqu’à avoir les doigts tout blanc et je me suis engueulée à haute voix, seule dans ma voiture :
« Mais tu espérais quoi à la fin hein ? Tu l’sentais pas, tu l’as dit ! Tu l’as jamais senti alors sois honnête. ‘Fallait bien s’y attendre... Tu t'attendais à quoi ? C’est bien fait pour ta gueule... T’avais qu’à pas bosser avec ton cœur ! Maintenant t’as mal aux tripes hein, mais qu'est ce que tu veux que je te dise ? Que c’est le prix à payer quand on s’attache aux gens ? Elle est où ton empathie bordel, tu sais celle qui t’es pas censée transformer en sentiment ! ELLE EST OU ?!
Tiens, tu veux que je te dise ? Tu serais bien mieux le cul vissé sur un siège face à un ordinateur à faire des papelards de bureau parce que eux ils ne tombent pas malades. Tu bosserais avec des collègues de bureau qui ne meurent pas et dont tu n'aurais peut-être rien à carrer. Tu veux que je te dise ? Ton taf là, c’est un boulot à la con. A LA CON ! Tu vois les gens souffrir et mourir et pourquoi au final ? Pour laisser des p’tits gamins grandir sans leur mère. C’est pas juste… C’est pas juste… Pas juste… Allez, arrête de pleurer... Respire à fond… A fond. Voilà… Tu as déjà fais un peu plus que la moitié de ta tournée.
Tu vas y arriver, être courageuse et vite finir ton travail pour rentrer pleurer autant que tu le voudras à la maison. Respire… Voilà… Tu vas y arriver. »
J’ai repassé la première.
J’ai
continué mes soins parce que les patients n’attendent pas. Parce qu’ils se
fichent bien de savoir ce qui se passe dans ma tête ou dans les maisons d’à côté et ils ont raison. A chaque patient rencontré, à chaque porte ouverte j’ai essayé de
me raccrocher à ce pourquoi je m’étais levée. Pourtant, j’ai soigné toute la
matinée en détestant mon travail. Parce que même si mon taf d'infirmière me
fait la plupart du temps aimer la vie, ce matin, il m’a surtout fait détester
la mort.
[ Illustration du génialissime Christian Schloe ]