- Nan mais c’est juste pour savoir si je suis bien enceinte. En fait…
Le « En fait… » n’avait été suivi d’aucun autre mot, tout
simplement parce qu’elle ne savait pas quoi rajouter de plus. Elle m’avait
sorti sa phrase comme ça, sans que je ne lui demande rien. Comme si elle
voulait se justifier de quelque chose de honteux alors que je venais de m’asseoir
à ses côtés, elle, assise sur le fauteuil de prélèvement et moi sur mon tabouret auprès d'elle.
Je préparais le
matériel nécessaire à la prise de sang qui allait déterminer si les deux traits
de son test urinaire étaient bel et bien le marqueur d’un début de grossesse.
Deux boules de coton, un sec et un alcoolisé, un sparadrap, un garrot… Elle se
triturait les doigts tout me regardant visser l’aiguille sur le corps de pompe
dans lequel j’allais insérer le tube rouge qui se remplirait de son sang. 5 ml
de liquide chaud et rouge, un tout petit rien. Et puis, j’ai vu ses yeux
inquiets fuir les miens lorsque j’ai croisé son regard et j’ai compris que ce « Tout petit rien », que ce « En fait », formaient un
grand tout. La future annonce de grossesse serait loin d’être aussi joyeuse que
l’avait été celle de son fils qui venait de fêter son premier anniversaire. La
veine était belle mais tous les muscles de son bras étaient contractés jusqu’au
poing serré aux doigts blanchis par l'effort.
« Laisse-la se crisper pour se détendre si elle en a besoin, c’est pas grave… Peut-être que tu devrais en discuter avec elle… Peut-être que tu devrais tout simplement faire ton job et te taire… Regarde-là, ça ne va pas… Ça ne te regarde pas ! … Mais elle n’a pas fini sa phrase tout à l’heure ça veut tout dire ! … Ca veut peut-être dire qu’elle n’a pas envie de t’en parler ? … C’est peut-être qu’elle ne sait pas comment m’en parler… Elle espère quoi comme résultat ? Qu’il soit positif ou négatif en fait ? »
Négatif. Elle m’a dit
ça en redescendant la manche de son pull en faisant attention de ne pas décoller
le coton que je venais d’appliquer au pli de son coude. Elle se caressait l’avant-bras
comme pour se réchauffer ou comme pour se rassurer, je ne savais pas trop.
Nous nous sommes installées à mon bureau pour faire les papiers de sa prise de
sang :
- Vous savez, c’est un
des rares examens où on n’est pas obligé d’être heureuse d’être reçue alors qu’on
espérait être recalée hein...
Elle a souri de ces lèvres fines et légèrement rosées et elle m’a dit :
- En fait… Je veux
avorter parce que je n’ai simplement pas envie d’être enceinte. Mais ce n’est
pas si « simple » comme décision. Moi qui ai toujours pensé que
celles qui le faisaient étaient des nanas qui s’en fichait de la vie, qui se
fichaient de baiser sans contraceptif. Mais là, c’est un peu la honte quoi. J’ai
dû prendre ma pilule trop tard un soir, je sais pas. Je suis énervée, je sais
pas où j’ai foiré…
Le stylo que je tenais
entre mon pouce et mon index s’est stoppé net et j’ai relevé les yeux vers elle.
Je me suis revue quelques années plus tôt le cul vissé sur la lunette de mes
toilettes.
Le test de grossesse et les deux mêmes
barres bleues. Deux putains de traits bleues. Enceinte. « Et m*rde !! », voilà tout ce qui est sorti de ma
bouche à ce moment-là. Je suis allée dans mon salon avec mon test dans la main
en le secouant avec ce même geste inutile qui nous fait secouer un polaroid, essayant
par tous les moyens de changer les résultats : s’il apparait une troisième
barre sur ce truc je fais un malaise ! J’ai regardé à nouveau : « Deux barres. Enceinte. C’est pas
possible… ». J’ai fait les cent pas dans mon salon sans lâcher le test. Et puis je me suis vautrée
dans mon canapé, j’ai tenu ma tête entre mes mains et j’ai culpabilisé. Je m’en
suis voulu. Le premier sentiment que j’ai ressenti en comprenant que j’étais
enceinte c’était la honte de l’être. On aurait dû faire plus attention, on a merdé. C’est mon
corps, mes organes, j’ai merdé en laissant pousser une vie dont je ne voulais pas.
Et puis il y a eu la
colère. Contre moi, contre mon corps. Parce qu’il fallait bien en vouloir à quelqu’un, alors je
lui ai voulu surtout à lui. Je me suis dit que mon corps n’était
qu’un enfoiré qui, je le pensais sincèrement et c'est très con, avait réussi à modifier par je ne
sais quelle magie les résultats des deux derniers tests de grossesse. 1% de
risque de tomber sur un test défectueux il parait. Je suis une chanceuse, j’en ai acheté deux. Et j’avais
eu mes règles. Des fausses bien sûr, parce qu’en vrai j’étais enceinte depuis plus
d’un mois. Mais mon corps lui, avait voulu me le cacher en me feintant. En me
faisant croire que je ne l’étais pas, en me faisant saigner pour de faux.
Je me suis dit que je n’étais qu’un
mammifère prêt à tout pour reproduire l’espèce, quand bien même je n’en avais
pas envie. Je me suis dit que la nature était mal foutue. Qu’elle offrait la
vie dans les ventres de celles qui n’en voulaient pas en laissant creux ceux
des femmes qui espéraient le voir se remplir de vie. Dans une colère-paniquée,
j’ai empoigné le lavabo de la salle de bain et je me suis frappée le ventre en
me jetant dedans. J’ai eu mal aux os du bassin. C’était stupide. Mais j’aurais voulu, j’aurais
souhaité vraiment, faire une fausse couche pour ne pas avoir à me faire avorter. Des
larmes issues d’un cocktail dégueulasse de honte, de colère et de peur ont rendu
mon reflet flou dans le miroir qui me faisait face.
J’ai croisé le regard
de ma patiente qui ne souriait plus en voyant le mien perdu dans le sien. Je
lui ai expliqué que nous étions 300 000 femmes par an en France à franchir
les portes des centres d’IVG. Je lui ai dit que les nanas que j’avais croisé
dans la salle d’attente du centre local avaient tous les âges, toutes les
origines, tous les revenus et toutes des raisons différentes de se faire
avorter, que ça ne se jugeait pas et que nous n'avions certainement pas à nous justifier. Toutes ces femmes assises les unes au plus près des autres sur leur siège et sans se regarder, semblant porter sur leurs peaux des couches de culpabilité,
de colère, de peur et de honte.
Des sentiments infondés que j'ai porté un temps sur mon dos, comme une pelure épaisse et lourde à m'en étouffer.
Aujourd’hui, j’ai
lu en bas d'un article sur l'IVG les jugements de valeur récurrents de quelques un qui se disent suffisamment
éclairés sur la vie des autres pour estimer s’ils sont dans leur droit de se
faire avorter ou pas. Je suis hallucinée de voir quelle énergie certains sont capable de déployer pour se battre contre les droits de chacun. J'assume d'avoir eu recours à l'avortement et je ne regrette absolument pas d'avoir franchi les portes de ce centre d'IVG. Je me suis rapidement défaite de cette couche de mauvais-sentiments que j'ai porté le temps d'une saison sur mon dos. Mais en lisant tout à l'heure les commentaires de l'article, j'ai pensé à toutes ces femmes qui avaient gardé leur pelure-honteuse sous le coude et qui avaient dû la revêtir en lisant ces mots si durs. J'ai pensé à celles qui la portaient toujours et qui s'était peut-être vautrée sur leur canapé, étouffée sous le poids de ces phrases accablantes de jugements.
Nous habitons pourtant
un beau pays qui nous donne le droit de choisir d’être enceinte ou de ne pas le rester sans avoir a être jugé. Mais malheureusement, même une loi votée depuis plus de quarante ans n’enlèvera jamais l’idée qu’ont certains, que
ces femmes qui se font avorter ne respectent pas la vie.
Tout simplement parce que ces personnes dans le jugement n'ont jamais voulu intégrer l'idée que respecter la vie, c'était aussi de ne pas la laisser se développer si on la sait non désirée. Mais il sera toujours plus simple d'habiller les femmes d'un manteau de sentiment honteux plutôt que de les aider à s'en défaire...
Douce France, cher pays de mon enfance, bercé de tant d'aberrance, j'avoue parfois tu m’écœures (mais je t'aime quand même ♡ ! )
(... Et les hommes seront contents aussi ^^) |