- Ouais, bah je vais reprendre un carré de chocolat moi…
Je me suis levée du canapé en emmenant
avec moi l’emballage vide de la tablette de chocolat et j’ai laissé le
comptable débuter le bilan annuel de mon conjoint.
Il venait de terminer
l’explication tout en chiffres de mon année de travail d’infirmière libérale. Et
pour une dyscalculique comme moi, cette séance annuelle s’apparentait à une
quasi-torture des méninges que seul le chocolat savait calmer. Des nombres et
des pourcentages dans des colonnes. Des lignes et des courbes pour comparer N
avec le N-1 de mon activité et de celles des autres libéraux. L'angoisse.
Et puis en bas du
diaporama, il y avait un chiffre. Il m’avait fait l'effet d'une pichenette derrière ma deuxième tête, celle de droite. L'une de celles de la bête à deux têtes que moi, infirmière libérale j'avais souvent l'impression d'être :
- 3€62. Quand tu soignes tes patients et que tu gagnes 10€, en réalité tu n’empoches que 3€62 net…
J’ai repris un carré de chocolat.
Appuyée contre le plan de travail de ma cuisine, ma tête de droite, celle qui calcule, celle qui veut savoir si c'est rentable, a pris un papier et mon
portable. Je me suis mis en tête de calculer ce que me rapportait réellement
une prise de sang à 6€08. Produit en croix... Ma tête de gauche a pris le dessus. Elle c'est la voisine, celle qui bosse uniquement avec le cœur, peut importe combien elle perd, peut importe l'heure, elle soigne quitte à y perdre parfois des petits bouts de palpitant. "C'est pas si important combien ça rapporte au final, non ? On s'en fiche, tu vis convenablement". Fronçage de sourcils. Carré de
chocolat. Calcul sur le portable…
2€20. Bam.
Je me suis gratté le coté droit du crâne.
J’ai repensé à la prise de sang
de l’impossible la semaine précédente. Une dame chimiotée jusqu’à la racine des
cheveux qu’elle n’avait plus et des veines minuscules et fragiles avec lesquelles il fallait
batailler en douceur pour récupérer trois petits tubes de sang. J’y avais
passé trente minutes. Parce qu'il fallait prendre le temps. Parce qu'on ne prélève pas une patiente avec un cancer qui bouffe le ventre comme n'importe quelle autre. Trente minutes de mon temps pour 2€20 net la demi-heure."T'avais qu'à y passer moins de temps et tu aurais été rentable !". Ma tête de gauche n'a pas aimé la réflexion de sa voisine de droite...
J’ai repensé à ce patient à qui
j’avais prélevé un bilan complet au cabinet trois jours plus tôt. La veine au pli de son coude était
nickel, mais j’y avais quand même passé du temps. Parce qu'il venait de m’apprendre
que sa femme avait été hospitalisé la veille et que ce n’était pas bon, vraiment. Inquiet
le monsieur, et moi, j’avais donc pris le temps. Dix minutes en plus sur ma
tournée. Pas pour le rassurer avec des mots maladroits non, juste pour l’écouter
me parler d’elle. De celle que je connaissais si bien, de celle pour qui il s’inquiétait
tellement. Mon temps, mes oreilles et un peu de mon cœur pour 2€20 ce matin là accompagné d'un bouquet de muguet offert et qui m'avait beaucoup touché. Ma tête de droite avait passé la carte vitale, ma tête de gauche avait attendu un peu avant de réclamer le paiement. Ma tête de gauche était contente d'avoir le temps, ma tête de droite s'est dit que gagner un bouquet de fleur allait égayer le reste de la tournée en saturant l'habitacle de la voiture d'une odeur parfumée. Tout le monde était content.
J’ai repensé à cette gosse de quatre ans. Une première prise de sang, la toute
première de sa vie d’enfant. J’ai essayé, en douceur avec mon garrot dinosaure
de faire ressortir la minuscule veine du pli de son tout petit coude. J'ai essayé avec deux trois jeux de mots aussi foireux que ces veines de faire ressortir un sourire sur le visage crispé de l'enfant, mais rien.
Pas de sang. Pas de sourire. Nada. Trente minutes de mon temps pour… Rien en fait. Puisque " Pas
de sang, pas d’argent ! ", c’est la règle. Ma tête de droite n'avait pas trouvé ça juste, ma tête de gauche non plus lorsqu'elle avait entendu le père me répondre "Et bien, faites ce que vous avez à faire et trouvez là sa veine, moi je ne vais pas au labo !!". Mes deux têtes se sont mis d'accord : le temps donné et le soin foiré n'étaient reconnu en rien...
Je suis retournée dans le salon
avec ma tablette de chocolat et un mug de thé chaud :
- Mais comment ça se fait que je touche si peu ? C’est même pas la moitié de ce que je facture, je comprend pas... !
- Et bien, sur les 10€ de soins que tu gagnes, tu dois enlever les frais de ton cabinet, sa location et ses charges et puis tes charges perso comme le carburant de ta voiture. Mais il y a aussi ton assurance professionnelle pour te couvrir en cas d’arrêt, tes cotisations à l’URSSAF, ta caisse de retraite obligatoire et puis il y a les prélèvements sociaux…
D'un coup, j'ai eu mal au crâne. Je pensais que c'était le trop plein de chocolat ou tous ces chiffres. Le comptable a continué :
- En gros, si tu devais
commencer ton année de travail en Janvier, tu pourrais estimer réellement
commencer à travailler pour toi à partir de la fin août.
Non. En fait la douleur était la sensation du choc entre la tête empathique de gauche et la tête pragmatique de droite. Parce que normalement, entre les deux il y a la couche fine de mes revenus. Celle qui te dit "Oui tu prends le temps, mais regarde, tu es rémunérée pour ce que tu fais donc tout va bien !". La couche s'est amoindrie lorsque je me suis rendue compte que 60% de ce que je facturais partait en charges. 40%, ce n'est finalement pas très épais pour combler l'espace entre mes deux têtes qui ont pourtant besoin l'une de l'autre pour travailler sans s'entrechoquer.