- Ça va être tendu.
Mon collègue venait de terminer ses
transmissions de la semaine et j’étais déjà en retard d’une bonne vingtaine
de minutes sur ma tournée du soir. Agenda sous le bras, fiches dans une main, boite de gants dans l’autre, je m’engouffrais dans ma voiture avec ce
sentiment que je n’aimais pas. Tu sais, celui qui te fais comprendre que rien ne
va tourner rond et que tout va rouler de travers. Ce sentiment que tu ressens
dès le matin en posant ton pied chaud sur le sol froid en sortant de ton lit. Ce
même pied habillé d’une chaussette qui va se poser pile dans la gerbe du chat que
tu as entendu vomir cette nuit et que tu t’es dit « ‘Faut que je pense à m’en
occuper demain ! ». Ce pied et sa nouvelle chaussette que tu chausses dans
ta boots en tirant fort sur le lacet. Lacet qui était à deux doigts de lâcher
depuis ces semaines où tu te disais «‘Faut que je pense à m’en occuper
demain ! » et qui choisit pile ce matin pour se casser entre tes doigts histoire de te faire comprendre, au
cas où tu ne l’aurais pas noté, que tu es en train de débuter une bien belle
journée de merde.
Bref, j’ai passé la première. La
première d’une longue série qui a commencé dans le village d’à côté pour des
pansements sur une peau âgée, mais genre vraiment âgée. Je me suis garée au
plus près parce que j’avais une flemme à m’en couper les cuissots et j’ai
ouvert mon coffre pour récupérer mon matériel : vide. Le coffre était VIDE… Je suis un boulet. Ma
mallette de soins et toute ma réserve de matériel était resté chez moi, à quinze
minutes d’ici, effet « deuxième lacet qui pète » garanti. J'allais devoir retourner chez moi. Je suis un boulet qui roule. Un boulet qui roule vingt minutes supplémentaires pour rattraper sa bêtise...
Ma très vieille patiente a ouvert sa porte pour me saluer, je lui ai expliqué que je n’avais pas ce qu’il fallait pour refaire son pansement, que j’allais devoir faire demi-tour, repasser chez moi et repasser la voir ensuite. Je parlais haut et fort parce que ses oreilles étaient aussi vieilles que sa peau trouée :
Ma très vieille patiente a ouvert sa porte pour me saluer, je lui ai expliqué que je n’avais pas ce qu’il fallait pour refaire son pansement, que j’allais devoir faire demi-tour, repasser chez moi et repasser la voir ensuite. Je parlais haut et fort parce que ses oreilles étaient aussi vieilles que sa peau trouée :
- Nan nan, je reviens ! JE REVIENS !
- Ah, ok… A demain !
- ...
Pour rattraper mon retard supplémentaire j’ai roulé un peu vite, il faisait nuit, j'ai croisé un camion peut-être aussi pressé que moi, j’ai glissé dans un virage, j’ai
eu peur, je me suis calmée. Les tracteurs, les voitures qui roulent à deux à l’heure
et la chaussée mouillée ont fait le reste en me forçant à ralentir et j’ai fini
par me dire « Quoi qu’il arrive, les soins se feront… Mais beaucoup moins
bien si tu casses ta voiture et ta carcasse ».
Je me suis garée devant une maison
habitée par des gens dont l’âge avancé et la maladie du corps marquent le
temps. Ce temps qui passe souvent trop vite quand on termine sa vie mais qui passe toujours
trop lentement quand on attend son infirmière derrière le rideau brodé de la
fenêtre de cuisine. Mon vieux patient a vu mon visage mi-souriant de le revoir et
mi-agacé de me dire que mes filles étaient en train de manger sans moi et il ne
m’a, pour une fois, pas reproché mon retard... Il a dû sentir que sa soignante
n’était plus vraiment patiente...
C’est qu’il y avait eu cette patiente
qui habitait à 10 minutes de route aller-retour et qui n’était pas chez elle,
son conjoint m’a juste répondu « Elle est sortie » et cet autre qui habitait à l'opposé, qui m'avait demandé de passer plus tard et qui n’était pas encore rentré chez lui. Il y avait eu le noir, le froid et l'humide, ce
crapaud sur la route que je n’avais pu éviter et cet escargot sur lequel j’avais
marché. Le chien sauteur qui griffe la main, un lampadaire trop près de ma tête. Les protections saturées qui débordent de toute part qu'il faut nettoyer, les gens qui toussent
sans mettre la main qu'il faut rééduquer et ceux qui te disent qu’ils sont fatigués de n’avoir rien
fait en espérant que, peut-être, tu vas relever.
Il y a eu les « Bah alors, elle est pas bien réveillée notre
infirmière ! », les «T'es pas en avance !» et autre « Ça promet pour la semaine ! »… Si tu savais.
Si tu savais
à quel point j’espère que tu te trompes. Pas concernant le réveil non, je sais déjà
que je vais détester le sol froid dessous mon pied chaque matin ou concernant le retard pour lequel je m'excuserais toute la semaine. Non, j'espère simplement que les lacets cassés, les kilomètres avalés et les retards accumulés ne feront plus de moi un boulet qui roule.
► Bonus "Je suis désolée" : pour le crapaud et l'escargot croisés de trop près ce soir : ❤
► Bonus "Je suis désolée" : pour le crapaud et l'escargot croisés de trop près ce soir : ❤