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Un peu sonnée, j’ai relevé le
visage vers celui de ma patiente, mi-satisfaite, mi-vexée de voir que je ne souriais
pas à l’énoncé de son dernier potin fraichement rapporté du bourg dans lequel
elle était allé chercher son pain. Elle le savait pourtant depuis le temps que
je la soignais que les ragots m’agaçaient plus qu’ils n’excitaient ma
curiosité. C’était son truc à elle et elle me les faisait partager à chaque soin
bien malgré moi. J’ai toujours détesté écouter les gens parler de la vie des
autres, surtout quand la phrase commence par un « Oh, et puis vous ne savez
pas la dernière ? » et qu’elle se termine par un « Rooooh »
guttural et satisfait d’une bouche qui semble se nourrir du malheur de l’autre.
Je lui ai seulement répondu « C’est bien triste… ».
Trois petits mots
qui se voulaient pudiques, comme pour garder un peu de toi en en partageant le
moins possible avec la mangeuse de malheurs. Trois petits mots pour résumer
trois années à tes côtés, c’est vrai, c’est bien triste.
Comme pour me protéger de ce qu’elle
pourrait me dire de toi, je me suis enfermée dans ma bulle tout en restant à
disposition de ma patiente dont je défaisais les bandages sales. Et puis, alors
que j’enroulais la compresse stérile autour ma pince kocher avec un geste rapide
et sûr, j’ai repensé à toi et à la toute première fois que tu m’avais vue le faire.
Un « Oooh !» admiratif était sorti de ta bouche devant ce geste qui
était devenu pour moi une habitude mais qui faisait toujours son petit effet la
première fois. Tu avais souri en grand quand je t’avais répondu « Ah bah c’est
un métier Monsieur, trois ans d’études pour apprendre ça ! ». Ton
sourire, c’était un peu ta marque de fabrique. Le temps, tu t’en fichais pas
mal. Qu’il fasse beau ou qu’il fasse moche tu souriais au ciel. Mes retards, t’importaient
peu car tu savais que d’une manière ou d’une autre, je finirai par franchir la
porte de ta maison en m’excusant platement avec ce sourire de travers comme
pour m’excuser d’une connerie que j’aurais faite. Et toi, tu souriais et tu m’accueillais
en serrant avec force et douceur ma main en m’appelant ta Petite
Charline alors que je te dépassais d’au moins deux têtes.
Et puis il y avait eu les prises
de sang, les examens et le couperet du diagnostic qui était tombé en tranchant
net dans ta vie, tes envies et dans celles de ta femme et de ton fils. S’en
était suivi mes injections, mes pansements, mes pinces et mes mains au contact
de ton corps qui semblait rapetisser dans ce lit que ta faiblesse et la maladie
t’empêchaient de quitter. Ta femme s’est occupée de tout, refusant avec
gentillesse nos propositions de venir vous aider à accueillir la fin de ta vie.
Elle est incroyable ta femme tu sais, elle aurait tout fait pour toi. Toi qui étais
fort et tellement fragile en même temps... Sans un bruit, je quittais ta
chambre et je vous laissais gérer la maladie entre vous, un peu frustrée de ne
pas en faire davantage. Je n’écoutais plus ma patiente qui parlait maintenant
de la date et du lieu de l’enterrement.
- Il risque d’y avoir du monde !
J’ai acquiescé sans rien dire de
plus. Ma patiente continuait de combler bruyamment mes silences sans même se
rendre compte que je lui en voulais. Je devais passer te voir le lendemain, un
petit coucou comme ça, sans soin ni rien, juste pour savoir comment tu allais,
histoire de garder le lien… Je lui en voulais de m’avoir annoncé ton décès. Toi
qui était parti sans un bruit, apprendre ta mort de la bouche de la mangeuse de
malheurs l’avait rendu plus douloureuse. Ce n’est peut-être pas plus mal
finalement de l’avoir appris maintenant, ça aura au moins évité à ta femme de
me l’annoncer en m’accueillant chez vous. Il n’empêche, on devrait
toujours accueillir la mort avec discrétion histoire de nous rappeler que non
loin de là, quelqu’un a accueillie la sienne, sans un bruit.