- Il faut parler fort parce que j’entends haut !
D’ACCORD ! La vieille dame s’est
engouffrée par la porte vitrée de sa maison avant même que je n’ai eu le temps
de bien voir son visage. Il faisait sombre, le soleil semblait aussi timide qu’elle
ou alors il avait autant de mal à se lever que moi. Il était tôt le matin, je n’avais
encore parlé à personne et ma voix n’avait susurré qu’une espèce de râle
lorsque j’avais éteint mon réveil. J’allais devoir forcer un peu. Je venais de
me garer devant chez elle. Une longère typique du coin perdue au milieu d’un
grand terrain et coincé dans un épais brouillard. Pas forcément très jolie mais
avec ce petit cachet de vieux et ce bordel végétal que j’aimais bien. Non loin de
ma voiture, on devinait les parterres de fleurs semées qui s’étaient fanés au
début de l’automne et dans un coin un lavabo en émail avait été laissé au pied
d’un arbre. Il semblait servir de gamelle à eau pour un chien délesté de la
laisse restée au sol auprès de la niche et qui avait peut-être préféré la
chaleur de la maison éclairée dans laquelle je me dirigeais.
Avec ma mallette sur le dos, j’ai
entrouvert la porte et je suis entrée dans cette maison que je ne connaissais
pas pour me présenter à cette vieille dame qui n’avait
jamais eu affaire à moi. « Avant, ma fille m’emmenait au labo, mais
maintenant elle ne peut plus… ». La pièce de vie était grande et chargée
de meubles imposants et bien cirés. Tout semblait être marqué dans le temps. Un
temps en suspension entre les napperons de dentelles recouvrant les accoudoirs
des fauteuils et les tableaux de scènes de chasse peints dans des tons d’automne.
Une rusticité dans la décoration que je retrouvais chez beaucoup de mes vieux
patients. La même redondance que dans les meubles et les objets de chez Ikéa mais version « Chasse, pêche, nature et tradition ».
Me tournant toujours le dos, ma
patiente a rejoint la table de salle à manger en prenant appui sur un meuble.
De l’arthrose plein les hanches, elle tanguait en passant au plus près d’une
collection d’assiettes décorées. Sur l’une d’entre elles il était écrit « Un
bon chien n’aboie point faux. ». En montrant l’assiette, je lui fit remarquer
que le sien était bien discret. « Il est mort. » m’a-t-elle répondu un peu froidement en
contournant sa table. Ma vieille patiente a tiré une chaise de dessous la table
et elle s’est assise en poussant vers moi son ordonnance toute prête, sans un
mot, sans rien dire juste en retapant le pli de l’angle de la table recouverte
d’une nappe cirée qui avait perdu ses couleurs. Après qu’elle m’y ait autorisé,
je me suis assise auprès d’elle, curieuse de voir à quoi ressemblait son visage
de vieille et je lui ai dit :
- J’ai une patiente qui a une assiette accrochée au-dessus de son entrée et il est écrit dessus « Chaque chien est courageux à sa propre porte. » C’est marrant, parce que je n’ai jamais vu un chien aussi craintif que le sien !
Elle m’a regardé en esquissant un sourire un peu
bloqué dans le coin de sa bouche. Son visage était éclairé par un lustre à l’ancienne,
le genre de ceux qui ont les palles tournantes pour rafraichir les soirées d’été.
Ses joues étaient rebondies et rosées sur leur sommet et de larges sillons
partaient de ses narines jusqu’aux coins de ses lèvres fines. Sa bouche était
striée de rides et avait une coloration tirant sur le rouge profond. En
remontant sur le haut de son visage mon regard croisa le sien. Des yeux d’un
bleu clair étaient fixés dans les miens. Des yeux sans presque aucune ride hormis
des pattes d’oie marquées comme autant de sourires et de rires dont elle avait
dû remplir sa vie. Un regard incroyablement jeune perdus dans les creux et les
sillons d’un visage de plus de quatre-vingt ans.
D’un coup, tout m’est apparu
différent. Je l’ai imaginé à vingt ans en train de broder les dentelles qui
recouvraient ses fauteuils, je l’ai vu à trente ans choisir ce tableau de
chasse plutôt qu’un autre pour l’anniversaire de son mari qui adore les
épagneuls bretons, je l’ai imaginé se prendre la tête avec son époux dans le
choix des assiettes à proverbe en me disant qu’il aurait préféré exposer sa
collection de chopines en étain… Sa maison n’était plus une maison de vieille,
c’était les quatre murs d’une vie toute entière protégés par un plafond de
souvenirs. Je continuais à prélever les tubes de sang tout en lui parlant de
son jardin, de l’entretien de sa maison. Celle qui m’était paru un peu sauvage
au départ me parlait maintenant avec un sourire et des gestes qui fendent l’air :
- Vous pourriez me donner des numéros pour que des personnes viennent ici ?- Des auxiliaires de vie vous voulez dire ? Pour vous aider à entretenir votre maison et vous accompagner pour les courses par exemple ?- Pas que… Je voudrais que quelqu’un vienne habiter ici. Jeune ou vieux, ça m’est égal la maison est grande.
Elle baissa son visage et regarda sa main posée sur
ses jambes serrées. Son index frottait le côté de son pouce. J’étais en train
de perdre son sourire…
- Vous vivez seule chez vous ? Votre mari… ?- Comme le chien.
Elle a relevé son visage vers moi. Ses yeux étaient
rouges mais ne laissaient échapper aucune larme. Depuis des mois, elle vivait
avec l’absence d’un mari que la maladie lui avait enlevé. Puis il y avait eu le
chien. Et puis il y avait eu l’automne et les nuits à rallonge dans sa maison
sombre. Sa maison pleine de souvenirs d’une vie à deux qu’elle était maintenant
obligée de vivre seule. Elle
voulait remplir l’espace avec de l’humain sans quoi, c’était le foyer logement que lui avaient promis ses enfants. Je
ne savais pas quoi lui dire… J’ai regardé à nouveau l’assiette exposée sur le
meuble et je me suis dit que ce n’était pas le chien qui aboyait faux mais bien son envie qui sonnait vrai. Son cœur m'est apparu aussi beau que de la porcelaine, espérons seulement que les coups durs ne l'auront pas rendu aussi fragile.