- Comme quoi, les chiens ne font pas des chats !
Vexée, j’ai fait descendre ma fille de
deux ans de mes genoux et sans regarder l’ophtalmologue je l’ai aidé à remettre
son bonnet de laine et son écharpe autour de son petit cou. J’étais
tout aussi agacée que pressée de partir du cabinet dans lequel je venais de faire passer un examen de
vue à ma puce. J’ai laissé le médecin discuter avec mon homme pendant que je
bouillais en remontant la fermeture éclair de son manteau. On consultait pour un "trois fois rien", une histoire d’œil qui fait coucou à l’autre, un strabisme arrivé sans prévenir
pile dans ses jolis yeux bleus. Un trois fois rien selon le médecin et une inquiétude
probablement pas justifiée pour moi de voir ma fille porter des lunettes toutes
son enfance. Il y a tellement plus grave... Je venais d’expliquer au médecin que des lunettes, j’en avais
porté toute ma vie jusqu’à ce que le laser me délivre de ma méga-myopie et
que je ne me réjouissais pas de voir ma fille en porter à son tour. « Les
chiens ne font pas des chats ! », voilà ce qu’elle m’a répondu en tapotant sur son ordinateur. Mais moi, dans
ma tête de mère-ex-bigleuse je me suis rappelé les « espèces de taupes » de l’école primaire, les « boudin à cul
de bouteille » au collège et les « Femme à lunettes… » en soirée. Je me suis fermée et je n’ai plus voulu l’écouter. Dans la voiture, mon homme a
essayé de me rassurer en me disant « Elle a été vexante, elle s’est mal exprimée… »
Peut-être, admettons. Mais c’est un médecin
elle devrait peser ses mots, même ceux qu’elle pense insignifiants face à ses
patients… Sur le chemin du retour, je regardais la neige tomber sur la route et
j’ai repensé aux mots de Thomas, cet étudiant infirmier dont je venais de
partager le difficile vécu de stage sur Facebook, glaçant. Le poids des mots, qu’on se
prend parfois comme un boulet en pleine gueule et qui a le pouvoir de rendre un
trois fois rien pire que tout…
En tant que soignante, des mots
maladroits j’en ai dit, trop souvent. Et à chaque fois je m’en suis voulu
suffisamment pour ne pas refaire la même erreur ensuite. Il y a eu cette fois
où j’ai raccompagné aux portes de mon service une fille inquiète que j’ai voulu
rassurer d’un « ça va aller », pour l’accueillir le lendemain matin après que le médecin de garde lui ai annoncé le décès de son père dans
la nuit. Elle m’en a beaucoup voulu, mais pas autant que j’ai pu m’en vouloir.
Il y a eu ces fois où j’ai parlé de ces « petites » piqures, de
ces « petites prises de sang » et de ces « simples pansements »
jusqu’à ce qu’un patient ait le courage de me répondre que même de petits soins
pouvaient occasionner de grandes douleurs et un gros ras le bol. Depuis, mes
soins ne sont plus « petits », « simples » ou « faciles »,
ce sont des soins, point. Et puis, il y a eu cette fois où j’ai demandé à une patiente
que je voyais pour la première fois de s’installer sur le fauteuil de prélèvement. Elle
venait pour une prise de sang et elle m’a tendu son ordonnance sur lequel était prescrit un bilan bien complet :
- Ah, vous venez aussi pour une recherche de grossesse ? Cool…- Non, ce n’est pas cool. Je veux avorter.
J’ai ravalé mon sourire au moment
où ses yeux ont plongé dans les miens. A l’époque, j’étais enceinte de mon premier
enfant et j’étais loin de me douter que j'allais me trouver dans sa situation, sur
ce même fauteuil quelques mois plus tard…
Assise dans la salle d’attente de
la maternité, j’attendais au milieu de toutes les femmes enceintes à gros
ventre qu’on m’appelle pour passer l’échographie de datation. Cet examen
faisant parti du parcours de l’avortement. « On doit dater la grossesse
pour savoir de combien vous êtes enceinte. Le résultat déterminera si l’avortement
se fera par voie médicamenteuse ou par aspiration ». Ce jour-là, en
sortant un peu sonnée du centre d’IVG je n’avais retenu que « Enceinte – avortement
- aspiration ». Trois mots clés qui ferait fermer sa gueule à n’importe
quel con que j’entendrais encore une fois parler « d’avortement de confort ».
Une externe a fini par m’appeler en me demandant de la suivre dans la salle d’examen
où m’attendait une interne qui ne s’est même pas présentée à moi. On m’a
demandé de me déshabiller, on m'a donné un papier pour préserver ma pudeur avant d'écarter les jambes à la demande de l'interne. Le gel était froid, la main de la soignante encore
plus. Je regardais droit devant moi la fenêtre panoramique qui donnait sur un parking.
Il faisait beau mais malgré le soleil la pièce était sombre :
- Madame ? Oui, donc je vous demandais, vous voulez voir ?- Quoi ? N… Non. Non. Je ne veux pas voir, je veux me faire avorter, je ne veux pas voir, et ne pas entendre le cœur. Coupez le son… S’il vous plait…
L’interne a tourné l’écran vers
son externe. Elle appuyait fortement avec sa sonde, mon accouchement étant récent, j'étais crispée, ça faisait mal. J’ai regardé la fenêtre pour me
concentrer sur autre chose. J’ai remarqué que le film opaque qui la recouvrait était décollé dans un coin. L’interne s’est arrêté à un endroit
précis de mon bas ventre et n’a plus bougé. Je l’ai entendu tapoter l’écran avec
ce qui devait être la pointe de son stylo et elle a demandé à son externe « Tu
vois là, ça bouge. Ça veut dire quoi ? ». Mes yeux se sont écarquillés
sans bouger du petit coin décollé et mon cœur s’est suspendu à ce qu’elle allait répondre. L’externe, très
discrète depuis le départ, a prononcé des mots que je n’ai pas compris tout de
suite. J’ai tourné mon visage vers la blouse-blanche-en-chef et tout en
rangeant son stylo dans la poche sur sa poitrine elle a ajouté :
- Oui, c’est ça. C'est « viable ».
Ça bouge. C’est viable.
Je leur avais demandé de couper le son pour ne pas entendre son cœur, j’aurais
peut-être dû leur demander de se taire pour ne pas vrillé le mien. Mais je n'ai rien dit. Elles sont sorties de la pièce en prétextant un dossier à aller chercher en me laissant seule sur la table d'examen avec ce chiffon de papier entre les jambes qu'elles m'avaient laissé pour m'essuyer. Ces soignantes ne sauront jamais rien de la colère et de la culpabilité qu'elles ont fait naitre dans mon ventre ce matin-là.
Des patientes qui viennent au
cabinet pour déterminer le début d’une grossesse j’en ai souvent. Et maintenant je leur demande « Qu’attendez-vous de ce résultat ? ». Et
si elles me répondent qu’elles espèrent qu’il soit négatif en se doutant ce n’est
pas le cas, je les déculpabilise d’emblée. Je leur explique qu’être acceptée à
un examen qu’on aurait voulu rater, ça arrive. Je les déculpabilise en leur
rappelant que l’avortement est un droit français, que nous sommes 300 000 par
an à y avoir recours. Que même si nous n’étions que deux à se faire avorter ça ne changerait
rien. C’est un droit. Je leur explique les étapes, je traduis les mots du
médecin pas toujours intelligible et je leur dis que ça arrive. Que
s’est arrivé à certaines, et que ça arrivera à d’autres… J'essaie de peser mes mots, de ne pas en dire de trop, de me taire aussi la plupart du temps pour éviter à l'autre ces maux qui vrillent le ventre et le cœur aussi parfois.