(La Evelyne Dheliat ) |
- Bon et sinon, ils annoncent quoi comme temps pour cet après-midi ?
En relevant la tête
par-dessus lui, je pouvais voir par la fenêtre que le soleil et le ciel bleu
n’étaient pourtant pas motivés à nous quitter. Qu’est ce qui m’avait pris de
lui poser cette question ? Étais-je à ce point gênée que j’en étais rendue
à faussement m’intéresser au temps et à son potentiel changement ?
Le jeune homme tétraplégique
était tourné sur le côté et il me tournait le dos. Je voyais ses mains
partiellement paralysées tenter tant bien que mal d’ouvrir l’application météo
sur son téléphone. Je levais les yeux au plafond en maudissant le manque cruel
d’innovation dans mes conversations… « La météo », j'te jure.
Comme si je n’avais
pas eu le temps de débriefer le sujet tout au long de ma tournée de ce
matin : des années à treize lunes présageant un été digne d’une Toussaint
de deux mois, la météo des régions de France que je ne serais même pas capable
de localiser sur la carte, des records de températures datant de la révolution
française…
Parce
qu’habituellement la météo c’est mon domaine. Mon dada, mon moyen de lancer la
conversation, de briser la glace quand il fait chaud, de présager des soirées
canapé-couverture-cheminée quand il fait froid. Je suis la madame météo en
soins infirmiers, je suis LA Evelyne Dheliat du libéral, le brushing
blondissant et trop parfait en moins…
- Du soleil, ils
annoncent du soleil… On va crever de chaud.
Et tu vas avoir le
droit de porter ces maaaagnifiques bas de contention qui te vont si bien et qui
te galbent la jambe d’une si jolie manière ! Pour être honnête, je me fichais bien qu’il fasse beau, moche ou qu’ils
annoncent la pire chute de neige depuis la prise de la Bastille. Je parlais du
temps pour passer le temps, c’était différent. C’était une pauvre excuse pour
éviter le silence gênant laissant résonner le claquement du gant de latex, du
bruit du tube de vaseline qu’on repose, des vents qui n’avaient rien de
météorologiques et évacués grâce à l’insertion de mon expert index… Tous ces
bruits beaucoup moins cools que les tailleurs colorés d’Evelyne Dheliat…
S’il est un soin qui
n’enchante guère les infirmières, qui soulève beaucoup de tabous au point
d’être capable d’occasionner de la gêne des deux côtés alors, nous avons notre
grand champion : « l’évacuation manuelle des selles ! ».
La première fois que
je me suis retrouvée confrontée à ce soin, j’étais étudiante infirmière en
deuxième année. Ma référente m’avait donnée sans trop m’informer du « pourquoi-
du comment de ce soin » le kit parfait pour un transit qui ne l’était
plus, et me montrait d’un doigt un poil autoritaire, la direction de la chambre
dans laquelle m’attendait mon patient constipé. Tenant à deux mains mon
mini-plateau de soins en métal, j’avançais, inquiète et toutes baskets
couinantes vers la chambre au bout du couloir…
Je n’avais pas osé
dire à l’infirmière en chef que je n’avais pas vraiment compris ce que je
devais faire : « Tu vas réaliser une évacuation manuelle des selles,
prends ton plateau, c’est là-bas. », le genre de transmissions qui te met
dans le bain direct ou qui te maintient la tête sous l’eau, question de point
de vue.
Parce qu’il est
important d’expliquer que, à l’instar de « Comment gérer un patient en fin
de vie en train de mourir sous vos yeux ? » ou « Comment se retenir
de pisser pendant huit heures sans se cathétériser l’urètre ? », l’extraction
manuelle des selles fait partie des sujets probablement perdus dans les
méandres des couloirs des IFSI et qui n’étaient jamais abordé durant notre
formation. C’est dommage car s’il est un soin vraiment complet qui ne manque
pas de doigté et qui requiert beaucoup de relationnel c’est bien celui-là.
Mais voilà, pas de
formation, pas d’information. Le genre d’acte technique « à la One
Again ! » que tu fais en espérant que le patient ne comprendra pas
que tu es en train de découvrir, d’apprendre et de soigner avec toute la
dextérité approximative d’une gosse de deux ans en train de jouer au docteur
Maboule. Je n’aimais pas utiliser les patients comme des manuels
d’apprentissage, mais parfois, ‘pas le choix. Et mon wiki-patient du jour était
un vieux paraplégique qui a compris du premier coup d’œil que j’allais jouer au
Docteur Maboule avec ses fesses...
« Oh allez-y
n’ayez crainte, ‘faut bien apprendre hein ! En quarante-cinq ans de
paraplégie, j’en ai vu des étudiantes gênées ! Faites-vous la main, moi je
vais lire le journal en attendant… ».
J’étais à un doigt de
pleurer de nervosité et je me sentais aussi à l’aise qu’un funambule un
lendemain de cuite. Et alors que mon doigt inexpérimenté tentait de satisfaire
le transit de cet adorable patient, il reposa le journal et me dit en retournant
la tête vers moi : « De la pluie, encore de la pluie, c’est fou !
Avec toute cette flotte ma ferraille va finir par rouiller ! ».
J’étais sidérée.
J’étais en partie dedans lui, en train de m’acharner (oui je sais le terme peut
paraitre un peu fort mais je vous assure qu’on en était pas loin) à évacuer des
selles, du caca, des étrons, de la merde quoi, de son corps et lui me parlait
de la météo !
- Je sais, ce que
vous vous dites… Je suis en train de lui sortir sa merde du cul et il me parle
de météo ! (Mince il lit dans ma tête ou quoi ?!) Mais un
conseil de vieux-patient, si un jour vous voulez détendre l’atmosphère, parlez
de météo. C’est un sujet universel qui concerne tout le monde, comme le sexe,
mais bon évitez d’en parler avec votre doigt dans le derrière d'un autre, ça
pourrait lever des fantasmes !
Le soin qui avait
débuté dans l’angoisse, s’est terminé dans le rire et ce jour-là j’ai explosé
les scores au Docteur Maboule ! Son conseil m’a suivi tout au long de
ma formation et de ma carrière. Encore aujourd’hui je parle de la pluie qui
remplit les nappes phréatiques, du soleil rendant les champs de blé aussi blond
qu’Evelyne Dheliat (tiens encore elle ?). La météo, bien que capricieuse
et agaçante par sa redondance m’a sortie de bien des situations gênantes.
Alors, lorsque mon
jeune patient a continué ses recherches météorologiques et m’a dit :
- Demain ils annoncent
de la pluie… ‘Fait chier ! Et que je lui ai répondu « Si
seulement ! », nous avons ri ensemble et j’ai secrètement remercié
mon vieux Wiki-patient !