- Vous êtes sûr que vous allez y arriver ?
Je sentais peser sur moi le
regard de cette nouvelle patiente qui semblait douter de ma capacité à la
soigner. Depuis mon arrivée chez elle, la vieille dame n’avait pas décollé les
yeux de mes mains qui tentaient de faire fonctionner sa pompe et de mon visage qui
tentait de camoufler ma gêne. J’avais l’impression d’être en plein examen de
stage ; désagréable. Alors que je déglutissais ma boule de stress, je sentais
monter en moi des
relents dégueulasses d'un vieux mélange de panique, d'agacement, d'impatience
et d'envie de me barrer en courant. Le genre de cocktail puant le
non-professionnalisme dont je me serais bien passée ce matin là…
Trois boutons sur une pompe à insuline
bordel, c'était quand même pas compliqué ! J'avais été formé deux semaines plus
tôt par le prestataire, j'avais relu la fiche dans ma voiture avant de
franchir la porte de sa maison, j'avais même regardé des tutos sur
Youtube c’est dire...
Mais ce matin là : blocage.
Ce soin était tout nouveau pour moi. J’avais
l’étrange impression qu’on me demandait de danser sur une chorégraphie apprise
en deux-deux et que je n'avais de cesse de me tromper dans les pas et de
marcher sur les pieds de celle qui attendait que je mène la danse comme une pro. Le genre de freestyle
en mode « Je souris dehors mais je pleure
dedans, sauvons les apparences ou sauvons-nous tout court… Mais tu
vas fonctionner p*tain de b*rdel de pompe !!». Le tout auréolé d’un sourire jusqu’aux oreilles camouflant un hurlement
à te décrocher les amygdales.
J’étais sûr d’y arriver, il fallait simplement
me laisser le temps de comprendre la choré’. Alors en attendant de danser avec
toute l’aisance d’une Beyoncé en talons et body à paillettes, j’improvisais des
petits pas de danse appris par cœur et sur lesquels j’étais sûr de ne pas me vautrer :
tenu du diagramme de soins, purge de la tubulure, pose du nouveau cathéter... Parce
que soigner finalement, c’est un peu comme danser avec son patient (les talons
aiguilles et le body pailleté en moins). Les prescriptions seraient les partitions,
les pinces Kocher, les aiguilles, mes mains et mon sourire seraient mes instruments
et mes patients seraient la douce mélodie de la symphonie des soins.
J'ai toujours été passionnée de
musique. C’est une
obsession et je ne me verrais pas vivre sans elle. Depuis toujours j'associe des
moments de ma vie, des endroits qui me sont chers et les personnes qui me
touchent à des chansons bien précises. Je suis impressionnée par l'instrument,
par ses vibrations puissantes qui te font trembler la rate, par les douceurs
des notes qui te transportent l’encéphale en dehors de sa boite, par les
tendons qui s’étirent et qui se tendent sous l’impulsion des notes qu’il faut marquer sur les
cordes. Les morceaux sont joués avec un tel naturel qu’on en oublierait
qu’il a fallu apprendre et se tromper à un moment. Parce qu'avant d'être bon,
il faut être mauvais et se tromper… Et accepter d'être paumée devant une pompe à trois boutons.
La symphonie des soins, c’est la musique de
mon travail. C’est la douce mélodie de mon métier d’infirmière libérale.
Il y a ces actes qui résonnent dans ma tête
comme autant de comptines apprise par cœur alors que je n’étais qu’un
bébé-soignant à l’école d’infirmière : « SHA avant, SHA pendant, SHA tout le temps ! », « Du plus propre
au plus sale ! », « Le
patient BMR, toujours en dernier ! », « Quoi que tu dises, quoi
que tu fasses, il y aura toujours des frites au self du CHU le midi ! ».
Certains morceaux répétitifs deviennent faciles à jouer avec l’expérience. Les prises de sang, les injections, les pansements simples sont ces mélodies connues sur le bout des doigts par les infirmières gantées de latex et qui ponctuent leurs tournées de soins.
Certains morceaux répétitifs deviennent faciles à jouer avec l’expérience. Les prises de sang, les injections, les pansements simples sont ces mélodies connues sur le bout des doigts par les infirmières gantées de latex et qui ponctuent leurs tournées de soins.
Parfois, certaines partitions foireuses viennent
créer la fausse note et certains soins peuvent rapidement vous donner la
migraine. Des veines impiquables ou qui claquent, des portes qui tardent à s’ouvrir
ou qui ne s’ouvrent pas, des sorties d’hospit’
sans matériel ou sans ordonnance, des AVC, des INR dans les chaussettes ou des
grands-mères au sol après avoir tâté du bout du chausson le coin du
tapis du salon.