- Tiens, l’autre jour…
Aïe. Je ne sais pas toi, mais
moi, quand mes patients commencent leur phrase par « Tiens, l’autre jour… »,
c’est souvent pour m’annoncer un potin. Une nouvelle pas toujours fraiche et
souvent liée au cancer d’un voisin, du fils du voisin ou de la belle-fille de
la nièce de la voisine. Un potin, dont je suis souvent déjà au courent parce
que je soigne la personne concernée ou parce que la patiente juste avant ma
fana de ragots avait elle aussi commencée une phrase par « Tiens, l’autre
jour… ».
J’étais accroupie en train de
refaire le pansement de ma patiente dans une position qui ne m’était pas
vraiment confortable et mes oreilles et mon cerveau étaient en mode filtre-à-ragots.
Tout en la soignant avec les yeux fixés sur mes pinces, sa plaie et son pied, je
l’entendais ranger ses papiers et pousser de la main le monticule de bazar qu’elle
avait accumulé sur sa table. Je me demandais comment aurait réagi Marie Kondo,
la star coréenne du rangement. Je pense qu’elle aurait gardé son agaçant sourire
et qu’elle serait allée se mettre en PLS dans coin en imaginant devoir ranger le
bordel sur la table et dans le reste de la maison. Puis ma patiente a ajouté :
- … J’ai jeté un œil sur mes relevés
de sécurité sociale, pour voir les montants de vos soins… Mes oreilles et mon cerveau
ont quitté leur filtre-à-ragots pour écouter la suite de sa phrase : …
Ça vous fait une belle somme !
Bordel. J’aurais préféré l’entendre
me parler du cancer du voisin. Ma patiente n’avait pas dit « ça fait une
belle somme ! », non. Elle avait dit « ça VOUS fait une belle
somme ! » et ça rendait le sens de sa phrase bien différent…
Cette dame chez qui je me rend quotidiennement
n’avance pas ses soins. C’est le fameux 100%, le all-inclusive de l’affection
de longue durée qui permet à la sécurité sociale de rémunérer directement les
professionnels pour les soins nécessaires au bon maintien de l’état de santé de
cette patiente. Elle sortait d’une longue hospitalisation de plusieurs semaines
qui avait bien dû coûter plusieurs dizaines de milliers d’euros à la sécurité sociale.
Mais ce qui semblait l’interroger ce n’était pas ce que me soins allaient coûter
à la sécu’, c’était ce que cela allait me rapporter. Sur mon compte bancaire,
dans mon porte-monnaie, dans ma poche à moi, son infirmière libérale. On était
samedi, j’étais fatiguée. A cette heure, mon homme et nos filles devaient
surement être à la piscine. Et même l’idée de les imaginer patauger dans un
bouillon de culture tiède au milieu d’enfants incontinents me donnaient envie
de rentrer les rejoindre. Je préférais jouer dans l’eau plutôt que d’avoir à
rétablir les vérités de ce que je gagnais vraiment. Non pas que je me devais de
justifier de mes revenus auprès de ma patiente, j’en avais juste marre d’entendre
« oui mais toi, t’es libérale, tu gagnes bien ta vie ! ».
Elle a terminé de ranger ses
papiers en classant l’affaire d’un « Vous vous en sortez bien… » qui
m’a agacé. J’ai eu envie de souffler à m’en vider les poumons pour me laisser
couler au fond de la piscine, là où tout est calme et silencieux. Elle est
récurrente cette question d’argent et elle me gonfle un peu avec le temps. Mais
je comprends les gens qui me questionnent sur mes revenus. On associe l’argent au
libéral comme on associerait le rhum à la Martinique. Dans tous les cas on est
saoulé, on sait que l’un ne définit pas l’autre, mais c’est la première chose à
laquelle on pense quand on en parle. C’est réducteur et ça ferme souvent le
débat autour des vraies valeurs de mon métier (et de la beauté de cette île). Les
libéraux encaissent les chèques de leurs patients malades, ils savent exactement
ce que coûte la santé et le matériel de soin. Il y a un rapport à l’argent très
étroit, presque mystérieux et gênant d’ailleurs. Et pour cause, nous sommes des
chefs d’entreprise qui basons nos revenus sur la mauvaise santé des gens. Tout comme
les cliniques, les hôpitaux et les HAD mais comme ce sont des structures et non
des gens qui vous facturent en tête à tête, cela semble moins gêner les
patients.
- Oui enfin j’ai 60% de charges à
payer dessus…
« Ah bon ? Tant que ça ? »
m’a-t-elle dit l’air visiblement surprise. Ça veut dire que pour une prise de
sang à 6€08, je ne touche réellement que 40% de mon soin, soit 2€43. Que pour son
soin d’hygiène complet et ses nombreux petits pansements gratuits (car inclus dans
le forfait d’accompagnement de 18€40 de l’heure), je touche réellement 7€36. 7€
pour laver, essuyer, habiller, panser et écouter que je coute cher mais que je
touche finalement une belle somme. Sept euros… Et encore, après ça, je dois encore
payer mes impôts. Elle semblait tomber des nues alors que je terminais de l’habiller.
Et comme j’avais le temps, parce que ses soins m’en demandait beaucoup, j’ai
commencé à énumérer le montant de tout ce que je devais payer chaque mois pour pouvoir
soigner mes patients :
Remboursement du prêt de mon cabinet : 339€, achat de matériel et différentes charges de mon cabinet : 160€, deux plein de gasoil par mois : 145€, assurance professionnelle : 14€, prévoyance : 76€, logiciel de facturation : 58€, téléphone : 35€, comptable : 100€, CARPIMKO (caisse de retraite obligatoire) : 260€ _ montant qui passera bientôt des 14% actuels à 28% après les reformes de retraite, la CFE (ma taxe professionnelle) : 25€, URSSAF : 211€, AGA (asso de gestion agréée) 12€… 1224 €.
Le montant dépasse les 1200 € de
charges fixes par mois avant même d’avoir facturé un seul soin. Ça, c’est le
all-inclusive du libéral, avec l’option serrage-de-fesses et croisés-de-doigts
les mois où l’activité est au plus bas alors que les charges elles, sont
toujours au plus haut. J’ai calculé : 1200€ de charges c’est l’équivalent
de 197 prises de sang. Ça fait pas mal de plis de coudes à piquer chaque mois…
Je me suis rappelé mon
installation six ans plus tôt. La plaque à peine vissée sur la façade de mon
cabinet, la fierté au beau fixe et l’agenda aussi vierge que Marie, j’avais
pris sur mes réserves afin d’acheter le matériel pour soigner les patients qui
ne m’avaient pas encore appelé. La ligne téléphonique à peine ouverte et sans un
seul patient dans ma patientèle, j’avais déjà reçu dans ma boite à lettre des
courriers de l’URSSAF et de ma caisse de retraite me demandant de payer plus de
3000€ par anticipation de mes revenus… A l’époque déjà, j’avais compris, sans
oser le calculer, qu’il me faudrait piquer beaucoup de plis de coude pour m’en
sortir. Et sans souhaiter de malheurs aux gens, j’espérais qu’ils aient
rapidement besoin de moi pour m’aider à rembourser mes frais et pour « m’en
sortir bien » comme dit ma patiente.
Associer le libéral à l’argent
est une chose, comprendre le coût de ce dernier en est une autre. On peut
trouver que la mauvaise santé coûte cher et qu’elle fait le choux gras de ceux qui
s’en nourrissent. Mais avant d’estimer si votre infirmière libérale gagne bien sa
vie, essayez d’abord de comprendre combien celui lui coûte… Et sortez vos veines
et vos plis de coude, elle pourrait bien en avoir besoin.