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mardi 17 mai 2016

Je ne me suis pas rappelé de toi.



- Tu vois là, par exemple cette dame, je serais prête à parier la tournée suivante qu'elle est sous neuroleptiques. Regarde bien la grosseur de son ventre, sa mâchoire... Même sa démarche !
J'étais à la terrasse d'un café-PMU en plein centre de la ville la plus proche. J'expliquais à ma pote qui n'est pas du métier que nous, les soignants, avions la fâcheuse tendance à regarder l'autre avec un œil un peu trop médical. 

Cet après-midi-là, je m'adonnais une fois de plus à l'un de mes passe-temps favoris : "Cherche de quoi j'me plains !". Je jetais un œil discret aux passants frôlant notre table et j'essayais de percevoir ce qui les faisait trembler, souffrir ou pester contre la malchance d'une génétique mal branlée. Je regardais leurs yeux et je pressentais des psychoses mal équilibrée. Je les voyais traverser la route et je sentais des dépressions pas encore traitées. Ils sortaient du bar en allumant nerveusement une cigarette et je supposais l'addiction à l’alcool non révélée ou pas encore assumée. Ainsi, lorsque je regardais les gens marcher devant moi dans la rue, je voyais parfois des cancers en devenir, des troubles veineux et de futures plaies d'ulcères, des hanches qui grincent et des PTH qui déconnent.

Dans ce quartier populaire que je connaissais bien, il y avait malheureusement largement matière à affuter sa balance-diagnostique. J'avais exercé en tant qu’infirmière à domicile dans ce quartier précaire pendant assez longtemps pour établir un Top 3 des pathologies les plus souvent répandues : 1. Addictions à l'alcool et aux drogues, 2. Dépression, 3. Diabète... Et on pouvait parfois tomber sur les trois en même temps, jackpot !

Et puis il y a eu cet homme, la soixantaine bien tassée qui s'est avancé vers nous. Appuyé contre notre table parce qu'il vacillait, il a commencé à nous parler. Enfin, pour dire vrai, il essayait de placer des mots pour former des phrases. Il n'était pas vraiment compréhensible : « Alcoolisme ! »  (T'as vu comme je l'ai placé rapidement ce diagnostic-là ?) 

J'ai commencé à souffler intérieurement à l'idée de devoir chercher une façon de le faire partir sans le heurter, sans l'énerver. Tout en jetant des coups d’œil mi-amusés mi-agacés à mon amie je tentais de comprendre ce qu'il disait : " Divorce... Depuis que ma femme est morte... Je bois tous les soirs...". Et puis il m'a fait un clin d’œil de son bel œil gris. Pas à ma pote non, à moi. Avec son sourire un peu triste il m'avait fait un bon gros clin d’œil, comme ça le mec.

Pour être honnête, j'ai d'abord cru qu'il avait un déficit au niveau de la face ce qui aurait expliqué le fameux clin d’œil répété. Et puis il m'a regardé à nouveau là, pile entre les deux yeux, et il a recommencé : bam, nouveau clin d’œil ! Dingue. J'avais touché le gros lot du mec poly-pathologique : alcoolique-veuf-probablement-dépressif-bourré-salace... Bien calé entre notre table et son chariot de marché, il ne semblait pas motivé à nous laisser finir tranquillement notre verre...

C'est alors que j'ai parlé d'une voix douce qui puait l'impatience : 

- Par contre, je suis désolée là, mais on était en train de discuter... Donc...


Le « Donc... » horriblement poli qui transpire le « Dégage ! ». Le « Donc... » que tu ne formulerais pas au travail mais que tu te permets autour d'un verre entre deux tournées de soins simplement parce que tu as l'impression de faire des heures sup' et que tu ne t'es pas posé à cette terrasse pour entendre toutes les misères affectives d'un mec bourré. Il s'est excusé, m'a fait un nouveau clin d’œil et est parti en lâchant un « Bonne journée à vous ».

Je ne sais pas vraiment ce qui m'a fait repenser à elle ce soir-là. 
J'étais en train de donner à manger à ma fille et d'un coup je me suis regardé dans le miroir qui me faisait face. Je me suis revu quelques années en arrière dans sa salle de bain, toute petite sombre et sans fenêtre. Juste de quoi caler une baignoire de laquelle il était parfois difficile de l'en extraire, un lavabo qu'elle utilisait pour se relever de cette chaise que nous arrivions tout juste à caler tant bien que mal dans la pièce exiguë.  

Un de ses grands plaisir à la fin du soin d'hygiène était de rincer longuement sa chevelure grisonnante. Ses cheveux raides et fins étaient d'une douceur incroyable et d'une longueur qu'on ne voyait que rarement chez une femme de son âge. Je lui laissais son moment d'intimité en me retournant face au miroir tout en faisant mine de préparer sa sortie du bain. J'observais alors discrètement son reflet dans le miroir et je la regardais fermer ses yeux en rinçant sa chevelure. J'adorais tresser ses longs cheveux qu'elle façonnait ensuite en un chignon avec une dextérité étonnante alors que tout son corps semblait prisonnier d'une danse frénétique et douce à la fois.  


Cette femme était magnifique. Cette dame avait un charme fou. 

Mais ce qu'elle dégageait de beauté était mis à mal par ce corps qu'un Parkinson ne lui permettait plus de reconnaitre. Des mouvements saccadés lui faisaient parfois taper la crédence avec ses mains et ses bagues faisaient alors ce petit bruit métallique sur la faïence. Ça l'agaçait. Des blocages l'empêchaient souvent de réaliser ce chignon qu'elle s'efforçait de former derrière sa nuque depuis plus de trente ans. Elle perdait parfois patience. Sa démarche saccadée et titubante avait fini par la faire tomber en pleine rue un matin devant cette enfant et sa grand-mère qui s'était alors empressée de lui faire traverser le passage piéton en lui cachant les yeux :

- Dépêche-toi de traverser ma chérie... Certaines personnes devraient avoir honte de sortir alcoolisé dans la rue devant les enfants, honte !

Les larmes s'étaient mise à couler sur ses joues quand elle m'avait raconté ce qu'il s'était passé la veille. Le Parkinson et l'alcool, pour ceux qui ne connaissent pas le syndrome, semblent se résumer à la même chose avec dans tous les cas, la honte qui vous colle au corps et la solitude qui vous englue dans la maladie. Ce jour-là, elle était rentrée en pleurs et avait osé se confier à son mari. 

C'était un homme assez froid qui prenait de plus en plus de distance avec la maladie et avec celle qui en était atteinte. Ils ne cachaient plus leurs chambres séparées, il était question plus ou moins de divorce mais il y avait le restaurant en leur deux noms qui compliquait les choses. Il ne prenait plus la peine de lui cacher cette femme qui venait le chercher jusqu'en bas de leur immeuble. Il se noyait dans le travail et continuait de servir les tables de cet établissement dont il lui avait interdit l’accès. Son mari mentait à leurs amis en leur expliquant qu'elle était alcoolique. Que c'était pour cette raison qu'elle titubait, qu'elle avait du mal à parler et qu'elle renversait ces verres qu'elle avait pourtant servi avec un parfait équilibre pendant de longues années. 

Elle avait fini par ne plus l'accompagner aux soirées, une autre avait pris sa place. Elle avait fini par ne plus sortir de cet appartement parce que les trois étages qui la séparaient du dehors la terrorisaient presque plus que la connerie des gens qui préfèrent cacher les yeux des enfants plutôt que de l'aider à se relever...

Un jour, je suis passée devant le bureau du mari dont la porte n'était qu'à moitié fermée. Il me tournait le dos et était debout face à la fenêtre, il regardait dehors. J'ai entrouvert la porte, me suis excusée et l'ai salué pour lui signifier la fin de mon soin et mon départ. Sans même me regarder, il m'a dit : 

- J'ai préféré dire à tous nos amis que ma femme était alcoolique plutôt que de leur avouer qu'elle avait Parkinson... Quel époux préfèrerait la honte de l'alcool à celle d'une maladie incurable ? 

Je lui ai simplement répondu :Un mari en souffrance peut-être ?

Il s'est retourné vers moi et l’espace d’une seconde j’ai pu lire dans ses yeux la craquelure de cette carapace qui le rendait si dur. Il semblait avoir été surpris de ma réponse et de sa réaction. L'homme droit m'a regardé en marquant quelques secondes de silence tout en me perçant de son inexpressif regard gris : « Bonne journée à vous », et il s'est retourné vers la fenêtre.

Bonne journée à vous... Divorce... Depuis que ma femme est morte... Je bois tous les soirs... Le clin d’œil... Ce regard insistant... Le miroir de ma cuisine... Celui de sa salle de bain... L'expression sa souffrance avec toute l'insistance de ses beaux yeux gris... Elle. Et moi dans le miroir.

D'un coup, mes yeux se sont ouvert en grand pour laisser pénétrer en moi un sentiment de honte d'avoir dit "Donc...". D'avoir mal compris qu'il venait simplement me saluer et me dire combien il était dans la peine. Je l'ai laissé partir sans même me rappeler qui il était, sans imaginer qu'elle n'était plus là. Sans penser un instant que j'avais tout faux et qu'à force d'imaginer ce dont souffrent les autres, on oublie parfois de simplement leur faire du bien.

[ photo de Rocio Montoya ]

lundi 7 décembre 2015

Coup de gueule infi' #15 : Pourquoi j’ai l’impression que Marisol Touraine essaie de m’enterrer avec sa pelleteuse de loi santé…






Je viens de lire un article d’infirmier.com sur les faveurs qui vont être accordées aux HAD suite au vote de la loi santé et mon poil se hérisse. Le bouillonnement qui faisait siffler ma cocotte d’infirmière depuis le vote de la loi s’était pourtant miraculeusement calmé, mais cet article a relancé le feu qui échauffe mon statut de libérale… J’en ai ras le bol. 
J’ai l’impression qu’on se fout de ma gueule, qu’on cherche à m’enterrer et que cette loi santé n’est en fait qu’une pelleteuse creusant un peu plus le trou dans lequel Marisol Touraine tenterait d’enterrer les libéraux à coup de pelle derrière la couenne. 

Mais remettons nous dans le contexte de cette grogne, où vous aurez vite fais de me caresser dans le sens du poil en me demandant de me calmer…

La très controversée loi santé a été voté le 27 novembre dernier. Je dis « controversée » car cette loi n’a jamais fait l’unanimité du coté des soignants libéraux. Et c’est bien dommage, car elle aurait pu être un formidable outils pour redresser un système de santé bancal. Mais plutôt que « redresser» , Marisol a préféré creuser. Creuser un énorme fossé entre elle et les principaux intéressés : les soignants. Ceux qu'elle n'a jamais voulu entendre et qui ont finis par protester en fermant leur cabinet, en faisant grève et en manifestant dans la rue pour tenter d’expliquer que de jolis textes de lois peuvent parfois cacher un foutage de gueule royal sous la forme d'une pelleteuse censée reboucher le trou de la sécu', mais qui préfère le creuser un peu plus…


Je vous passe l’épisode tragique des attentats de Paris du vendredi 13 novembre, des interdictions de manifester, du maintien malgré tout du vote de la loi santé et de sa validation pile le jour officiel du deuil national alors qu’aucune manifestation n’était envisageable par sécurité et parce que le cœur n’y était pas... Dégueulasse.

La loi a été voté malgré nos protestations, et aussi écœurant soit-il ça ne m'étonne même plus. Parce qu'il faut dire que notre Ministre de la santé fait preuve depuis le départ d'un désintérêt certain à l'encontre de notre profession :

samedi 7 mars 2015

Rester dans sa voiture plutôt que de soigner…





J’étais là, derrière mon volant, le moteur de ma voiture arrêté depuis plusieurs minutes. La ceinture toujours attachée, je regardais droit devant moi sans bouger. Hypnotisée, je restais bloquée à contempler un chat roux couché sur le flanc en train de se lécher le derrière. Tout était bon pour me faire perdre du temps tant je n'avais pas envie de sortir de mon bureau-mobile. 
Je voyais au loin, la voiture de ma patiente garée devant chez elle. Et même l’idée qu’elle devait m’attendre ne m’incitait pas à aller la soigner. Il m’aura fallu mon restant de motivation taillé dans un pied de biche pour réussir à me sortir de là, et franchir les quelques mètres qui me séparaient de celle qui me mettait si mal à l’aise...

La porte s’est rapidement ouverte après mon coup de sonnette. Elle m’a salué d’un simple « Bonjour » embelli d’un sourire large et sincère. La maison était aussi accueillante que ses hôtes. Le jeune couple était tout à fait charmant et leur fille de quatre ans, une enfant discrète et bien élevée. Le soin que je devais lui prodiguer était techniquement simple et rapide à réaliser : une série d’injections d’anticoagulants faisant suite à une césarienne en urgence.

La maison était calme, et bien qu’habitée, la vie y semblait comme suspendue. Sur l’évier il n’y avait pas de biberon à sécher. Sur la table du salon il n’y avait aucun bavoir prêt à réceptionner une régurgitation de lait. Il n’y avait d’ailleurs ni cosy, ni bruit, ni odeur pouvant trahir qu’un nouveau-né avait fait son entrée dans cette famille. Et pour cause...

Une pochette en velours bleu marine reposait sur la table basse. "Livre d'or" était écrit sur la couverture dans un lettrage doré qui aurait pu donné à ce livret une certaine classe si seulement il n'était pas destiné à recueillir les déclarations de décès et les mots pleins de douleurs des proches impuissants présent lors de la sépulture de cette enfant. 
La dernière semaine avait été terrible pour toute la famille. Ils avaient dû mettre en terre une petite fille que la vie ne leur avait pas permis de connaitre, une toute petite semaine seulement avant le terme. Hier, des saignements avaient rappelés à leur mémoire cet évènement tragique, les obligeant à se diriger une nouvelle fois aux urgences, la peur au ventre. Dans ce ventre vide, ce ventre mou. Des saignements qui réapparaissaient le jour présumé du terme, comme si la vie et le corps s’étaient réunis une toute dernière fois, de façon lugubre et irraisonnée :
  
-  ... Aux urgences gynéco', ils m’ont dis que ce n’était qu’un résidu de l’hématome... C'est dur d'entendre ce mot, résidu. Il ne reste que ça de ma fille. Un résidu d'hématome.

Elle était bouleversée. Le regard perdu, sans larme, elle fixait le livret bleu marine. Je ne sais pas si certains médecins s’écoutent parler, et s’ils se rendent compte de la portée de leurs mots. « Un résidu ». Voilà tout ce qu’il restait de cette grossesse, de cette mort d’enfant, de tous ces fantasmes construits pendant neuf mois, et de cette chambre rose qu’il fallait maintenant défaire et refermer. Je l’écoutais me parler avec pudeur et retenu :

- Mais la vie continue, ça devait se passer comme ça… C’est tout. C’est injuste, mais c’est comme ça, qu’est ce qu’on peut y faire…

Alors que l’ « admiration » aurait dû être l’unique sentiment inspiré par cette mère pleine de courage, j’étais partagée entre l’envie de rester là à l’écouter me parler d’elles et l’envie de la fuir. L'envie de la bousculer et de courir franchir cette porte d'entrée. Prétexter une urgence, un soin qui ne peut attendre ou une tournée trop chargée. Mais la vérité, c’est que je n’y arrivais pas. Je n'y arrivais plus. 
Mon cerveau censurait ses paroles et mon jugement était altéré par mon besoin de me protéger. De protéger ma grossesse et toutes les paillettes de bonheur qui remplissaient mon ventre depuis des mois.


dimanche 8 février 2015

Il y a des jours où sous une couverture léopard, se mêlent la peine, la colère et l’amour.



- Ta gueule !!

Heureusement pour moi, je connaissais bien la maison et ceux qui la peuplaient, sinon j’aurai pu croire que cet accueil m’était destiné. Mais c’est la chienne qui venait d’être baptisée d’un nouveau surnom pour avoir répondu de son aboiement aiguë et criard au tintement de la sonnette de porte. Ce n’était pourtant pas l’habitude de cette famille plutôt introvertie. 
Le cliquetis des clés dans la serrure n’était pas vraiment le même qu’à l’accoutumée et l’ouverture de la porte était nerveuse, presque brutale. Mon sixième sens bien encré au centre de mon plexus me fit une petit pointe et je senti que ça n’allait pas le faire et que ce soin qui ne devait me prendre que quinze minutes allait durer plus longtemps.

Par réflexe et pour tâter le terrain je m’enquis de l’humeur de celui qui venait de m’ouvrir la porte :

- Non ça va pas ! 

En me montrant d’un mouvement de main directif, sa femme, couchée sur le canapé. Leur fille d’à peine vingt ans était accroupie à ses côtés. Elle caressait la chevelure courte de sa mère, clairsemée par les nombreuses cures de chimiothérapie. Ma patiente me tournait le dos, bien emmitouflée dans son épaisse couverture aux motifs léopards.

- Et puis elle refuse de manger là ! Ça va pas, c’est pas possible !! 

Avant d’aller s’enfermer dans son garage. Son lieu de décompression rien qu’à lui dans lequel il avait pris l’habitude de s’enfermer pour bricoler et se couper un peu de l’ambiance, que le cancer de son épouse avait su rendre pesant.

Pour le mari, je verrais plus tard. La priorité était ma patiente. 
Cette femme que je commençais à bien connaitre. D’une humeur jamais vraiment gaie mais jamais déprimée non plus. La croyant au départ antipathique, elle avait su me démontrer que sa nonchalance lui permettait bien au contraire de faire face aux pires situations. « Moi j’ai l’habitude de dire que ça va aller ». Le genre de personnalité dont l’expérience m’aura appris à me méfier, tant il est difficile de cerner le moment où rien ne va plus vraiment.

Et ce fameux moment était en train de se jouer à cet instant même, sous cette couverture. Ma patiente était recroquevillée autant que son corps le permettait, bien calée avec les coussins visant à protéger sa peau des points de pression pouvant lui créer des escarres. Les larmes lui coulaient sur les joues alors qu’elle se forçait, une paille dans la bouche, à boire le contenu infâme d’une boisson hyper-protéinée dont le goût de «café » n’en avait que le nom. 
Sa fille s’était retirée pour me laisser la place. Je lui enlevais doucement la paille de la bouche, lui exprimant ainsi, que la priorité n’était pas de prouver qu’elle était capable de fournir les efforts dont son mari semblait lui reprocher le manque.


vendredi 9 janvier 2015

Il y a des jours où les plaintes divisent et où les larmes unissent. (Je suis Charlie)



- Ooooh, ils nous font suer avec ça ! Ça intéresse personne de toute façon !!

Le « ça », c’était l’édition spéciale en direct sur les deux prises d’otage au lendemain du carnage de Charlie Hebdo, et qui l’empêchait de voir son jeu-télé préféré devant lequel elle adorait se gausser, faisant rebondir son opulente poitrine. 
Elle, c’était une de mes patientes "plaintive chronique". Chez elle, rien n’allait jamais. Pour elle, rien n’était suffisamment bien. Autour d’elle, rien n’était jamais comme elle le voulait. Cette vieille dame était une plainte à elle toute seule, enserrée dans une robe à fleur à moitié cachée par une blouse verte au liseré bleu. 
Elle était rendue à un âge où le nombre d’années l’éloignait de plus en plus de sa naissance pour la rapprocher de ce qu’elle devait percevoir comme une délivrance, tant sa vie lui semblait être un fardeau. Une existence remplie de plaintes qui l’empêchaient certainement de profiter des petits bonheurs que la vie aurait pu lui offrir. Je ne sais pas si cette vieille femme avait un jour aimé sa vie. Quoi qu’il en soit, elle avait fait le choix de ne pas partager celle des autres, celle de ceux qui l’entoure ou qui vivent de l’autre côté de l’écran. Elle avait préféré éteindre la télévision.

Ce jour là, j’enchainais ma quatorzième journée travaillée sans interruption. J’étais fatiguée. Ce matin là, je m’étais réveillée les yeux lourds, le cœur creux, l’âme meurtrie et l’esprit perdu comme un lendemain de deuil. Je n’avais pourtant perdu personne de ma famille. Je venais seulement de perdre un peu plus foi en l’humain. 
La veille, douze personnes d’une rédaction tombaient sous les balles d’armes automatiques parce que leurs idées, leurs dessins, n’étaient pas partagées par ceux qui les pointaient de leurs armes. Cette cruauté, cette censure n’était pas nouvelle. Combien d’autres ont été pris en otage ou abattu en dehors de nos frontières? On en entend régulièrement parler sur les grandes chaines, mais soyons honnêtes, lorsque cela se déroule à l’étranger, rien n’est pareil, ça n’a pas le même impact. 
C’est malheureux, mais il m’aura fallu attendre cette nuit, l’obscurité de ma chambre et mon regard perdu cherchant mon plafond dans le noir, pour prendre conscience que je n’avais peut être pas assez ouvert mon cœur à ce qui pouvait se passer de l’autre côté de mon pays, à ceux qui subissaient la censure de l’autre côté de ma si jolie France. Cette nuit là, je me suis sentie privilégiée et en danger dans ma liberté de penser. Je me suis sentie égoïste, seule et impuissante. Mes yeux se sont embués. J’ai mal dormi.

vendredi 2 janvier 2015

Il y a des jours où la mémoire file aussi vite qu’un pigeon sur une bordure de balcon.





- Madame Klass, madame Klass, mais pourquoi vous vous acharnez à m’appeler comme ça ? Ce n’est pas mon nom ! (le nom de ma patiente a bien évidemment été changé)

La toute petite dame au regard perçant qui se tenait devant moi et qui plongeait ses yeux dans les miens avec ténacité, semblait de toute évidence agacée de ma présence et de mon entêtement à vouloir l’appeler par ce nom avec lequel je l’accueillais depuis toujours. Ce nom pourtant marqué en lettres majuscules sur sa sonnette de porte, sans « Madame » ni prénom. Un simple « KLASS », à la consonance dure et droite, qui lui correspondait assez bien.

« Vous préférez peut être que je vous appelle Elizabeth ? »

- On m’appelle Babeth. Elizabeth c’est pompeux…

Parfait. Dorénavant, et pour éviter tout conflit devant le lavabo de la salle de bain, je l’appellerai ainsi. Cette patiente avait un caractère de feu. Elle ne devait certainement pas dépasser les un mètre cinquante, mais la façon qu’elle avait parfois de vous regarder, pouvait vous rendre tout petit. Elle avait ses têtes, et fort heureusement pour moi, je me trouvais du bon côté de la liste. 

J’ai toujours eu un penchant pour les femmes de caractères. Elles sont plus difficiles à approcher et à cerner. Avec ces patientes, rien n’est jamais acquis, sauf peut être la confiance qu’elle vous accorde le jour où elles vous considèrent comme faisant partie de la « bonne catégorie ». Je les aime bien.


mercredi 30 juillet 2014

On se sent seule dans sa voiture… Et dans sa profession. (Lettre ouverte à Marisol Touraine)





- Et sinon, vous avez entendu parler de l’infirmière libérale qui s’est faite rouée de coups par quatre mecs cagoulés, en pleine matinée alors qu’elle était en tournée dans un quartier sensible ?

C’était une question simple au détour d’un repas de famille, le genre de faits divers que l’on relate parce que le besoin d’en parler se fait sentir. Mais de réponse, je n’ai eu qu’un silence et des yeux écarquillés…

- Et celle qui a été accueillie par deux coups de fusils dans le thorax par un de ses patients, et qui est morte sur le coup… non  plus ?!

J’étais sidérée. Une de mes consœurs venait d'être assassinée et une autre sévèrement agressée, toutes deux en pleine fonction, à 4 jours d’intervalle et mes proches n’étaient pas au courant. Et la raison était simple : personne n’en a parlé ! Personne dans les grands médias. Personne dans le Gouvernement.

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...