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vendredi 9 février 2018

Je vous les emballe les parts de tarte ?




- Je veux bien, sinon je vais devoir les manger à même le tapis de sol de ma voiture !

Ma vieille patiente m'a gentiment fait remarquer que les deux parts de tarte au pomme étaient pour mes filles et elle m'a montré du doigt celle qu'elle m'avait préparé sur un sopalin. Elle a ajouté : "Tiens mange donc, 'pis ressers toi un autre verre !". Je crois qu'elle cherche à me saouler...

Peu de temps avant, après avoir sonné et avoir entendu son "Ouiiii" éraillé, j'ai entrouvert la porte en ne laissant passer que le pot de bégonias que je lui avais acheté pour son anniversaire. Elle m'a ouvert avec des yeux qui n'avaient plus 95 ans. Le visage était ouvert et heureux et elle plongeait son nez dans les fleurs sans parfum :

- Va dans le couloir devant la porte du garage, j'ai préparé trois bouteilles, choisis ce que tu veux boire. Je te sors ta part de tarte du frigo !

J'ai entendu les chaussons frotter le sol en s'éloignant. Pétillant, rouge ou rosé, les trois petites bouteilles bien alignées contre ma porte attendaient que je les débouche.

Ses 95 ans, elle les avait fêté seule pour des raisons que j'ignore et que je ne cherchais pas à comprendre. Je lui ai simplement demandé comment allait la vie et elle m'a répondu : "Le temps qui passe n'est jamais aussi long que lorsque l'on sait qu'on en a plus pour longtemps. Mais j'ai des bégonias rouges...".

dimanche 23 juillet 2017

L’infirmière qui valait 5 points.




- Ah, mais vous êtes partout ! Je vais en gagner des points cette semaine !

Elle avait bonne mine. La dame tout juste septuagénaire portait de jolis vêtements qui lui allaient bien, elle avait le teint plus clair et ce sourire discret bien plus présent que la toute première fois que je l’ai vu, il y a plusieurs mois. C’était semble-t-il l’amie d’une de mes patientes dont les pansements d’ulcères coulaient au point de nécessiter une réfection quotidienne. 

Celle qui avait bonne mine et qui comptait les points était une dame que je voyais tous les trimestres pour des prises de sang. Toujours chez elle, jamais à mon cabinet. Parce que chez elle ça sentait le café et le cocon rassurant d’une maison vide qui avait abrité la vie de toute une famille. Parce que venir au cabinet voulait dire affronter le dehors, le regard de ceux qui ne vous calculent pas et les sourires des voisins qu’elle ne connait plus.
Elle avait accompagné pendant de nombreuses années son mari dont la maladie chronique et dégénérative ressemblait à un carcan, une grosse carapace qui avait enfermé en dedans lui l’homme qu’elle ne reconnaissait plus vraiment. Un Alzheimer bien cogné qui avait creusé d’énormes trous dans le passé en laissant ma patiente vivre le présent aux côtés d’un homme qui n’avait plus d’identité.  Le couple avait fini par se couper du monde en ne partageant plus rien de la vie du dehors. Par peur des regards, par fatigue de devoir toujours tout réexpliquer à ceux qui ne comprendront jamais et par pudeur de ne pas étaler aux yeux de tous l’état de santé d’un homme qui ne la reconnaissait plus et qui se demandait qui était cette femme qui disait être la sienne.


- Ça fait dix ans, et pourtant c’est comme si c’était hier. J’ai l’impression que je vais crever dans cette maison. Elle m’étouffe mais j’ai peur d’en sortir. Je ne sais plus comment faire avec les autres… 

La dépression c’est terrible. C’est comme être au fond d'un puits aux parois toutes lisses. On se dit qu’on va finir par retrouver la surface mais il n’y a rien pour s’agripper et aider à remonter. Son puits à elle était très profond, mais genre vraiment profond, au point qu’une fois elle avait décidé de ne plus relever la tête en cherchant la lumière et avait préféré crever au fond de son trou, avec des cachetons dans une main et de l’alcool dans l’autre. Elle avait appelé son médecin et je m’étais retrouvé chez elle le lendemain avec ma mallette de soins, ma boite à prise de sang et mon échelle de corde sous le bras.

Tout en préparant mon matériel nous avons parlé de son mari, de ces dix années qui avaient suivi sa mort et qui l’avaient fait descendre aussi bas. Et puis j’ai serré le garrot et nous avons parlé de sa déco et de ce tableau magnifique et coloré au-dessus du canapé. J’ai alcoolisé le pli de son coude avec un coton et nous avons parlé de l’odeur de café et je lui ai demandé ce qu’elle allait manger pour l’accompagner. J’ai piqué et j’ai parlé du chat qui dormait sur la chaise tout près d’elle et qui préférait habituellement le jardin à l’obscurité de sa maison. Sentant qu’elle se renfermait j’ai commencé à enfiler les tubes dans le corps de pompe et je lui ai parlé de son jardin. De sa sauge en fleur, magnifique et rose dans l’entrée et du Lila des Indes devant sa porte et qui aurait besoin d’être taillé si elle voulait qu’il refleurisse :


- Cet arbre-là ? Je ne savais pas comment ça s’appelait ! Mon mari l’a planté quand nous avons acheté la maison…

La nostalgie l’a reprise. Pour tailler l’arbre, il fallait sortir… Pour sortir, il fallait qu’elle en ai l’envie… L’envie de sortir du fond de son puits aux parois toutes lisses.
Alors que j’étais en train de prélever mon dernier tube, j’ai décidé de sortir mon échelle de corde. Une échelle aussi longue que la distance qui la séparait de la surface et je lui ai dit « Je vaux 5 points ». Elle a relevé son visage vers moi en relevant les sourcils sans vraiment comprendre ce que je venais de dire :


- Disons que vous allez passer un contrat avec vous-même. Il n’y a rien à gagner à part l’immense satisfaction d’avoir réussi toute seule à remonter à la surface via l’échelle de corde que je viens tout juste de balancer jusqu’au fond de votre trou. 

mercredi 26 avril 2017

Une goutte d'eau dans un océan de soins.




- Il a tellement changé, si tu le voyais… Il a le visage tout déformé…

Elle est passée tout contre moi, frôlant mon épaule gauche en lâchant près de mon oreille ces quelques confidences qui n’étaient destinée qu’à celui qu’elle avait au bout du fil. J’ai regardé mon téléphone : j’ai quinze minutes, ça va être chaud. J’ai longé le trottoir et je me suis arrêtée devant le passage piéton pour laisser passer une ambulance. Un jeune couple s’est arrêté près de moi. Le sac à main de la femme tapait contre mon bras, agaçant :

- Mais comment je s’rais vénère moi si j’étais à la place de ta mère, sans déconner ! Attends, sa voisine de chambre elle passe son temps à râler et en plus elle ronfle. Bordel, je pèterai trop un boulard ! ‘Pis ‘toute façon j’aime pas l’hôpital, jamais tu me laisses ici. Ja-mais !

J’ai esquivé deux ou trois personnes qui bloquaient l’entrée du bâtiment duquel je devais passer les portes. Chacun enfermé dans sa bulle. En passant près d’eux, j’entendais des brides de leurs conversations téléphoniques. Des «Il dit que ça va, mais moi j’vois bien que ça va pas…» avec autant de mots mâchonnés d’angoisse qu’un ongle rongé entre deux dents rendaient difficile à comprendre. Des «On sait pas, on sait pas. Même les médecins savent pas ce qu'il a !» lâché entre deux nuages de fumée de cigarette et un mordillement de lèvre. Des bulles d’angoisses dont je me protégeais machinalement en traversant la foule le nez plongé dans mon foulard. Réflexe à la con qui ne protégeait de rien…

J’ai frappé à sa porte. La 214, celle au bout du couloir. Celle avec un panneau «Isolement : SHA + mettre des gants » :

- Dis donc, je vais finir par croire que tu préfères tes infirmières de service à moi, je vais être jalouse !

mardi 17 mai 2016

Je ne me suis pas rappelé de toi.



- Tu vois là, par exemple cette dame, je serais prête à parier la tournée suivante qu'elle est sous neuroleptiques. Regarde bien la grosseur de son ventre, sa mâchoire... Même sa démarche !
J'étais à la terrasse d'un café-PMU en plein centre de la ville la plus proche. J'expliquais à ma pote qui n'est pas du métier que nous, les soignants, avions la fâcheuse tendance à regarder l'autre avec un œil un peu trop médical. 

Cet après-midi-là, je m'adonnais une fois de plus à l'un de mes passe-temps favoris : "Cherche de quoi j'me plains !". Je jetais un œil discret aux passants frôlant notre table et j'essayais de percevoir ce qui les faisait trembler, souffrir ou pester contre la malchance d'une génétique mal branlée. Je regardais leurs yeux et je pressentais des psychoses mal équilibrée. Je les voyais traverser la route et je sentais des dépressions pas encore traitées. Ils sortaient du bar en allumant nerveusement une cigarette et je supposais l'addiction à l’alcool non révélée ou pas encore assumée. Ainsi, lorsque je regardais les gens marcher devant moi dans la rue, je voyais parfois des cancers en devenir, des troubles veineux et de futures plaies d'ulcères, des hanches qui grincent et des PTH qui déconnent.

Dans ce quartier populaire que je connaissais bien, il y avait malheureusement largement matière à affuter sa balance-diagnostique. J'avais exercé en tant qu’infirmière à domicile dans ce quartier précaire pendant assez longtemps pour établir un Top 3 des pathologies les plus souvent répandues : 1. Addictions à l'alcool et aux drogues, 2. Dépression, 3. Diabète... Et on pouvait parfois tomber sur les trois en même temps, jackpot !

Et puis il y a eu cet homme, la soixantaine bien tassée qui s'est avancé vers nous. Appuyé contre notre table parce qu'il vacillait, il a commencé à nous parler. Enfin, pour dire vrai, il essayait de placer des mots pour former des phrases. Il n'était pas vraiment compréhensible : « Alcoolisme ! »  (T'as vu comme je l'ai placé rapidement ce diagnostic-là ?) 

J'ai commencé à souffler intérieurement à l'idée de devoir chercher une façon de le faire partir sans le heurter, sans l'énerver. Tout en jetant des coups d’œil mi-amusés mi-agacés à mon amie je tentais de comprendre ce qu'il disait : " Divorce... Depuis que ma femme est morte... Je bois tous les soirs...". Et puis il m'a fait un clin d’œil de son bel œil gris. Pas à ma pote non, à moi. Avec son sourire un peu triste il m'avait fait un bon gros clin d’œil, comme ça le mec.

Pour être honnête, j'ai d'abord cru qu'il avait un déficit au niveau de la face ce qui aurait expliqué le fameux clin d’œil répété. Et puis il m'a regardé à nouveau là, pile entre les deux yeux, et il a recommencé : bam, nouveau clin d’œil ! Dingue. J'avais touché le gros lot du mec poly-pathologique : alcoolique-veuf-probablement-dépressif-bourré-salace... Bien calé entre notre table et son chariot de marché, il ne semblait pas motivé à nous laisser finir tranquillement notre verre...

C'est alors que j'ai parlé d'une voix douce qui puait l'impatience : 

- Par contre, je suis désolée là, mais on était en train de discuter... Donc...


Le « Donc... » horriblement poli qui transpire le « Dégage ! ». Le « Donc... » que tu ne formulerais pas au travail mais que tu te permets autour d'un verre entre deux tournées de soins simplement parce que tu as l'impression de faire des heures sup' et que tu ne t'es pas posé à cette terrasse pour entendre toutes les misères affectives d'un mec bourré. Il s'est excusé, m'a fait un nouveau clin d’œil et est parti en lâchant un « Bonne journée à vous ».

Je ne sais pas vraiment ce qui m'a fait repenser à elle ce soir-là. 
J'étais en train de donner à manger à ma fille et d'un coup je me suis regardé dans le miroir qui me faisait face. Je me suis revu quelques années en arrière dans sa salle de bain, toute petite sombre et sans fenêtre. Juste de quoi caler une baignoire de laquelle il était parfois difficile de l'en extraire, un lavabo qu'elle utilisait pour se relever de cette chaise que nous arrivions tout juste à caler tant bien que mal dans la pièce exiguë.  

Un de ses grands plaisir à la fin du soin d'hygiène était de rincer longuement sa chevelure grisonnante. Ses cheveux raides et fins étaient d'une douceur incroyable et d'une longueur qu'on ne voyait que rarement chez une femme de son âge. Je lui laissais son moment d'intimité en me retournant face au miroir tout en faisant mine de préparer sa sortie du bain. J'observais alors discrètement son reflet dans le miroir et je la regardais fermer ses yeux en rinçant sa chevelure. J'adorais tresser ses longs cheveux qu'elle façonnait ensuite en un chignon avec une dextérité étonnante alors que tout son corps semblait prisonnier d'une danse frénétique et douce à la fois.  


Cette femme était magnifique. Cette dame avait un charme fou. 

Mais ce qu'elle dégageait de beauté était mis à mal par ce corps qu'un Parkinson ne lui permettait plus de reconnaitre. Des mouvements saccadés lui faisaient parfois taper la crédence avec ses mains et ses bagues faisaient alors ce petit bruit métallique sur la faïence. Ça l'agaçait. Des blocages l'empêchaient souvent de réaliser ce chignon qu'elle s'efforçait de former derrière sa nuque depuis plus de trente ans. Elle perdait parfois patience. Sa démarche saccadée et titubante avait fini par la faire tomber en pleine rue un matin devant cette enfant et sa grand-mère qui s'était alors empressée de lui faire traverser le passage piéton en lui cachant les yeux :

- Dépêche-toi de traverser ma chérie... Certaines personnes devraient avoir honte de sortir alcoolisé dans la rue devant les enfants, honte !

Les larmes s'étaient mise à couler sur ses joues quand elle m'avait raconté ce qu'il s'était passé la veille. Le Parkinson et l'alcool, pour ceux qui ne connaissent pas le syndrome, semblent se résumer à la même chose avec dans tous les cas, la honte qui vous colle au corps et la solitude qui vous englue dans la maladie. Ce jour-là, elle était rentrée en pleurs et avait osé se confier à son mari. 

C'était un homme assez froid qui prenait de plus en plus de distance avec la maladie et avec celle qui en était atteinte. Ils ne cachaient plus leurs chambres séparées, il était question plus ou moins de divorce mais il y avait le restaurant en leur deux noms qui compliquait les choses. Il ne prenait plus la peine de lui cacher cette femme qui venait le chercher jusqu'en bas de leur immeuble. Il se noyait dans le travail et continuait de servir les tables de cet établissement dont il lui avait interdit l’accès. Son mari mentait à leurs amis en leur expliquant qu'elle était alcoolique. Que c'était pour cette raison qu'elle titubait, qu'elle avait du mal à parler et qu'elle renversait ces verres qu'elle avait pourtant servi avec un parfait équilibre pendant de longues années. 

Elle avait fini par ne plus l'accompagner aux soirées, une autre avait pris sa place. Elle avait fini par ne plus sortir de cet appartement parce que les trois étages qui la séparaient du dehors la terrorisaient presque plus que la connerie des gens qui préfèrent cacher les yeux des enfants plutôt que de l'aider à se relever...

Un jour, je suis passée devant le bureau du mari dont la porte n'était qu'à moitié fermée. Il me tournait le dos et était debout face à la fenêtre, il regardait dehors. J'ai entrouvert la porte, me suis excusée et l'ai salué pour lui signifier la fin de mon soin et mon départ. Sans même me regarder, il m'a dit : 

- J'ai préféré dire à tous nos amis que ma femme était alcoolique plutôt que de leur avouer qu'elle avait Parkinson... Quel époux préfèrerait la honte de l'alcool à celle d'une maladie incurable ? 

Je lui ai simplement répondu :Un mari en souffrance peut-être ?

Il s'est retourné vers moi et l’espace d’une seconde j’ai pu lire dans ses yeux la craquelure de cette carapace qui le rendait si dur. Il semblait avoir été surpris de ma réponse et de sa réaction. L'homme droit m'a regardé en marquant quelques secondes de silence tout en me perçant de son inexpressif regard gris : « Bonne journée à vous », et il s'est retourné vers la fenêtre.

Bonne journée à vous... Divorce... Depuis que ma femme est morte... Je bois tous les soirs... Le clin d’œil... Ce regard insistant... Le miroir de ma cuisine... Celui de sa salle de bain... L'expression sa souffrance avec toute l'insistance de ses beaux yeux gris... Elle. Et moi dans le miroir.

D'un coup, mes yeux se sont ouvert en grand pour laisser pénétrer en moi un sentiment de honte d'avoir dit "Donc...". D'avoir mal compris qu'il venait simplement me saluer et me dire combien il était dans la peine. Je l'ai laissé partir sans même me rappeler qui il était, sans imaginer qu'elle n'était plus là. Sans penser un instant que j'avais tout faux et qu'à force d'imaginer ce dont souffrent les autres, on oublie parfois de simplement leur faire du bien.

[ photo de Rocio Montoya ]

mardi 26 avril 2016

Le bruit du silence.



- Ouiiiiiiiii !!

Je ne savais pas qui de la sonnette ou de celle qui vivait entre ses murs émettait le son le plus agaçant. Peut-être était-ce un combiné des deux, un spécial-combo-strident-à-t’en-faire-grincer-les-dents. Tous les matins j’avais le droit à cette voix pas franchement accueillante, qui répondait à cette sonnette qui me vibrait jusqu'à l’index, à son « Ah c’est toi que v’là ! » comme si mes deux passages journaliers depuis trois ans n’avaient pas suffis à lui faire intégrer ma présence, et au bruit omniprésent de cette télé qui semblait saturer les derniers pourcentages de silence qui aurait dû reposer mes oreilles à peine réveillées.

La télé. Je ne la regarde pas vraiment chez moi et je la tolère encore moins chez mes patients. Surtout chez elle. Pour dire vrai, je n'ai jamais trop su pourquoi. Était-ce dû à ces fois où je devais m’époumoner pour lui demander de baisser le son ? Était-ce parce que je ne comprenais pas qu’on puisse pouffer de rire devant une pub pour les couches qui bizarrement passais à chacun de mes soins ? Était ce parce que les programmes qu’elle regardait semblaient tous la prendre pour une demeurée ? De quoi se faire un Combo-spécial-Couches-Lagaff’Bip Bip-pitoyable et voir combien de temps vous mettrez à vous arracher les globes oculaires pour vous les fourrer bien profond dans les oreilles.

Mais soyons clair. Si je peste c'est uniquement contre la télévision, pas contre celle qui détient la télécommande. 

Parce que j'ai finis par comprendre que sa foutue télé, c'était tout ce qu'elle avait. C’était son regard sur le monde alors qu’elle n’avait jamais voyagé. C’était son échappatoire alors que son corps ne lui permettait plus de passer le seuil de sa porte d’entrée. C’était son lien social alors qu’elle ne recevait jamais de visite. Son téléviseur c’était le seul qui réussissait à rompre son isolement, à lui donner le sourire et à redonner vie à cette maison dans laquelle ne résonnait plus les rires de ses enfants.

vendredi 11 décembre 2015

Il y a ceux qui fêtent noël et ceux qui ont les boules et qui ont un chausson aux pommes au fond du sac à main.





-Oh putain… Merde !

J’avais une boite de mini-étoiles dorées dans une main et un chemin de table en or pailleté dans l’autre. La dame embourgeoisée à mes côtés m’a toisé d’un regard qui semblait dire « Mais quelle vulgarité ! », mais un « ‘Fait chié !! », susurré entre mes lèvres pincées finit par la chasser dans le rayon d'à côté. Je suis comme ça : une boule de naïveté avec un petit noyau de grossièreté et de spontanéité.
Je parle parfois trop vite et les gros mots fusent aussi vite que les « tssss » de ma mère quand elle me trouve grossière. Mais là, il y avait de quoi : je venais de me rendre compte que j'avais oublié de ranger les affaires de toilette de mon patient. C’est pas que je sois une obsessionnelle du rangement mais ce tapis, ces serviettes de bain… Ces taches de sang qui avaient imbibée le tissu… Sa sœur allait tomber dessus sans rien y comprendre en cherchant son frère partout dans la maison. Je restais plantée là devant cet étalage de déco' de noël en pensant à ces serviettes éponges pleines de sang, au carrelage qui n'était plus blanc et au regard de mon patient...Paye ton esprit de noël.

Une nana est venue se placer près de moi, trop près de moi, probablement agacée de me voir hésitante devant les nombreux articles de décoration. Elle s'est mise à parler très fort, parce que « ça ne captait pas bien ! » dans les oreilles de celui qu’elle avait à l’autre bout du fil et dans les miennes par la même occasion :

- Nan mais on va être combien pour le réveillon ? 12 ou 15 ? Nan parce que ça change tout, y’a que des serviettes en paquet de 12, alors du coup je voudrais savoir si je dois prendre un ou deux paquets… Alors, on sera 12 ou 15 ?

« 15 ». J’avais fais le 15. 

- Voilà… Dans le fait là, je vous ai appelé parce que… Bin j’ai fais une grosse bêtise… J’en peux plus. Je suis à bout. Et je savais pas qui appeler…

13h, je venais de rentrer chez moi, d’enfin me poser, j’étais claquée. Les épaules douloureuses je venais de me poser avec une salade et un chausson aux pommes encore emballé par la boulangère. La dernière fois qu’il m’avait fait le coup, il avait rajouté « envie » devant sa bêtise, j’étais allée le voir pour discuter parce que le médecin n’était pas là et puis il était parti pour l’hôpital. Mais ce coup-ci, le geste avait dépassé l’envie, le mal avait dépassé les mots, il s’était retranché seul et silencieux dans sa salle de bain et venait de se poignarder à plusieurs reprise après avoir ingérer un mois de traitement lourd. 

« J’arrive, allongez vous sur le côté... J'arrive… ».

vendredi 24 juillet 2015

L’évacuation manuelle des selles, ce soin qui t’oblige à parler de météo et d'Evelyne Dheliat.



(La Evelyne Dheliat )


- Bon et sinon, ils annoncent quoi comme temps pour cet après-midi ?

En relevant la tête par-dessus lui, je pouvais voir par la fenêtre que le soleil et le ciel bleu n’étaient pourtant pas motivés à nous quitter. Qu’est ce qui m’avait pris de lui poser cette question ? Étais-je à ce point gênée que j’en étais rendue à faussement m’intéresser au temps et à son potentiel changement ? 

Le jeune homme tétraplégique était tourné sur le côté et il me tournait le dos. Je voyais ses mains partiellement paralysées tenter tant bien que mal d’ouvrir l’application météo sur son téléphone. Je levais les yeux au plafond en maudissant le manque cruel d’innovation dans mes conversations… « La météo », j'te jure. 
Comme si je n’avais pas eu le temps de débriefer le sujet tout au long de ma tournée de ce matin : des années à treize lunes présageant un été digne d’une Toussaint de deux mois, la météo des régions de France que je ne serais même pas capable de localiser sur la carte, des records de températures datant de la révolution française… 

Parce qu’habituellement la météo c’est mon domaine. Mon dada, mon moyen de lancer la conversation, de briser la glace quand il fait chaud, de présager des soirées canapé-couverture-cheminée quand il fait froid. Je suis la madame météo en soins infirmiers, je suis LA Evelyne Dheliat du libéral, le brushing blondissant et trop parfait en moins… 

-  Du soleil, ils annoncent du soleil… On va crever de chaud. 

Et tu vas avoir le droit de porter ces maaaagnifiques bas de contention qui te vont si bien et qui te galbent la jambe d’une si jolie manière ! Pour être honnête, je me fichais bien qu’il fasse beau, moche ou qu’ils annoncent la pire chute de neige depuis la prise de la Bastille. Je parlais du temps pour passer le temps, c’était différent. C’était une pauvre excuse pour éviter le silence gênant laissant résonner le claquement du gant de latex, du bruit du tube de vaseline qu’on repose, des vents qui n’avaient rien de météorologiques et évacués grâce à l’insertion de mon expert index… Tous ces bruits beaucoup moins cools que les tailleurs colorés d’Evelyne Dheliat… 

S’il est un soin qui n’enchante guère les infirmières, qui soulève beaucoup de tabous au point d’être capable d’occasionner de la gêne des deux côtés alors, nous avons notre grand champion : « l’évacuation manuelle des selles ! ».

La première fois que je me suis retrouvée confrontée à ce soin, j’étais étudiante infirmière en deuxième année. Ma référente m’avait donnée sans trop m’informer du « pourquoi- du comment de ce soin » le kit parfait pour un transit qui ne l’était plus, et me montrait d’un doigt un poil autoritaire, la direction de la chambre dans laquelle m’attendait mon patient constipé. Tenant à deux mains mon mini-plateau de soins en métal, j’avançais, inquiète et toutes baskets couinantes vers la chambre au bout du couloir… 

mercredi 1 avril 2015

Coup de cœur infi’ # 5 : " la vie des gens ", la beauté des autres.

Dernièrement je suis allée poser mes fesses sur le velours rouge d’un strapontin de cinéma. Il en fallait beaucoup pour me motiver à m’enfermer dans ce genre de salle tant ce qui s’apparente pour certains à un passe temps, peut vite s’assimiler pour moi à un calvaire. Mais il aurait fallu être difficile pour ne pas sauter sur l’occasion de découvrir le dernier film d’Olivier Ducray « La vie des gens », un documentaire traitant de notre métier d’infirmière libérale.


Avant de découvrir le film, j’avais quelques appréhensions. Je me demandais si l’infirmière choisie n’allait pas être trop caricaturale et si elle allait donner une belle image de notre profession. Je me suis demandée si j’allais me retrouver en elle ou si j’allais passer mon temps à souffler devant des pratiques qui ne me ressemblent pas.
La salle était quasi pleine, j’étais étonnée. Je ne m’attendais à voir autant de personnes intéressées par cette spécialité paramédicale de l’ombre. Je me suis installée, la salle s’est éteinte et je me suis laissée portée par les images défilant sur un rythme lent mais énergique. Un équilibre professionnel parfait sur lequel jongle l’héroïne du film : Françoise, une infirmière libérale suivi pendant un an dans son activité.  


Les premières minutes défilent avec légèreté, et la mise dans le bain en douceur est nécessaire à la découverte de la « tornade Françoise », une infirmière étonnante en fin de carrière se déplaçant en trottinette dans les rues de Lyon. Une vraie « étoile filante » comme aime l’appeler une de ses vieilles patientes. Françoise a sa pratique du soin qui lui est propre et j’avoue ne pas m’être toujours retrouvée en elle. Mais peu importe, le but n’était pas là. Peu importe l’idée que nous nous faisons de sa pratique ou l’image de notre métier que nous aimerions voir projeté sur les écrans de cinéma, nous ne pouvons qu’être touché par cette si jolie personnalité de soignante. Et s’il y a bien un point sur lequel je me retrouve, c’est le besoin, presque viscéral, d’agir auprès de nos patients avec humanité et respect. Je ne peux que remercier le réalisateur d’avoir su mettre à jour cette qualité primordiale qui, je l’espère, anime chacune des quelques 98 000 infirmières libérales de France. 

Le film progresse et je découvre des patients touchants, des personnalités brutes et incroyablement belles. Je crois que le réalisateur est parvenu à faire ce qu’aucun n’avait réussi avant lui : rendre beaux des corps vieillis et parfois abimés par la vie et la maladie, en permettant aux non-soignants d’apercevoir la beauté des gens, comme le permettrait le regard d’un soignant. Les intérieurs des appartements vieillis et parfois insalubres, sont filmés avec pudeur, ne laissant apparaitre de temps en temps que de simples détails. Cette façon de filmer me rappelle mon regard d'infirmière curieuse lorsque j’entre pour la première dans une maison, où un détail me permettrait presque de cerner celui que je suis venu soigner.

La douce Elo'

- Elle était d’une douceur, tu sais… Je n’en doutais pas et je ne savais pas quoi lui répondre… Quels mots pouvais-je bien trouver...